philippekinoo.be

Psychiatre infanto-juvénile et psychothérapeute.

Une analyse institutionnelle en 1973. Récit.

 

 

Revue "Institutions", décembre 2021

 

Bon nombre de pratiques du champ psychosocial sont marquées par des courants idéologiques liés à l'époque où elles se développent.

Les analyses institutionnelles et autres supervisions ne dérogent pas à cette règle.

Ainsi, le récit, fait par les protagonistes eux-mêmes, d'une "analyse institutionnelle" en mars 1973, publiée dans la revue "Connexions", 1973, vol. 6 et intitulé "Positions sur l'analyse institutionnelle", montre par exemple combien la dimension d’horizontalité (« l’autogestion ») et la dimension « politique » étaient prégnantes à cette époque. Et aussi, que cadres et dispositifs étaient bien moins rigoureux que maintenant.

Nous prendrons des extraits de trois articles qui parlent de cette intervention socio-analytique (parfois aussi nommée socianalyse) menée par Georges Lapassade, Remi Hess et Antoine Savoye, à la demande d'André Ducamp, professeur de mathématique à Université libre de Bruxelles et responsable à la Faculté des Sciences des Groupes d'information critique (les G.I.C.).

Les trois articles sont "Analyse institutionnelle et socianalyse" de Georges Lapassade (pp. 35 à 56), "Le fric de Garaudy - Bilan d'une intervention socianalytique" de Remi Hess (pp. 59 à 74) et enfin "Ce n'est qu'un début, continuons l'analyse. Réponse à Georges Lapassade et Remi Hess au sujet de l'intervention de Bruxelles", un texte collectif des membres du G.I.C (pp.75 à 81).

Un courrier d'André Ducamp à Georges Lapassade donne les grandes lignes de la demande.

C'est avec beaucoup de plaisir que je vous verrai à Bruxelles les 22, 23, 24 et 25 mars.

Le programme des activités est actuellement le suivant:

Jeudi 22 mars (20 heures) conférence-débat de Georges Lapassade sur "Le mouvement du 22 mars[1]".

Vendredi 23, matin, après-midi et soirée, réunion restreinte enseignants, étudiants de la Faculté des Sciences de l'U.L.B. (Université libre de Bruxelles).

Samedi 24 et dimanche 25, rencontre sur l'Analyse Institutionnelle, réunion en autogestion. Thème proposé par les organisateurs: relations enseignants-enseignés.

Le collectif organisateur s'appelle "Groupe d'information critique – G.I.C." (…).

Vous êtes bienvenus pour toutes nos activités mais votre présence est surtout utile pendant le week-end (organisation éventuelle de groupes de travail). (…)

Je vous signale aussi que plusieurs camarades (sic) sont susceptibles de vous héberger.

Signé : André Ducamp.

Les trois analystes parisiens sont accueillis le jeudi fin de journée à la gare par les organisateurs et ont juste une heure avant la conférence du soir pour préparer le contenu des activités pour les quatre jours à suivre. Une bonne partie de ce temps sera en fait consacré à une discussion sur le document annonçant le programme des samedi et dimanche :

          Université Libre de Bruxelles

          RELATIONS ENSEIGNANTS – ENSEIGNES

          Rencontre sur l'analyse institutionnelle

         GEORGES LAPASSADE

                de l'Université de Vincennes

         REMI HESS

               des Groupes d'Analyse institutionnelle de Reims

        ANTOINE SAVOYE

              des Groupes d'Analyse institutionnelle de Paris

        Organisée par les G.I.C. de la faculté des Sciences

        Le montant de la participation aux frais sera déterminé en séance

 

Remi Hess note:

Pourquoi avoir écrit en grosses lettres sur la seconde affiche "RELATIONS ENSEIGNANTS-ENSEIGNES" et en petites lettres "rencontre sur l'analyse institutionnelle"? Le week-end ne devait-il pas être une nouvelle rencontre des praticiens ou des militants qui utilisaient l'analyse institutionnelle dans leur pratique sociale? Et dans ce cas, pourquoi avoir personnalisé l'affiche? 

Pendant cette seule heure de préparation, d'autres questions sont discutées sur l'actualité brulante de l'époque (une manifestation ce même jour à Paris), ce qui fait que… (suite de l’article de Hess) :

Autant de points qui n'étaient pas résolus lorsque nous arrivâmes dans l'auditoire où devait avoir lieu la "conférence-débat".

C'est de ce type de constatation que partit Georges. Disant qu'il était à Bruxelles invité par les G.I.C. (les "Groupes d'information critique") pour quatre jours, il ne comprenait pas le découpage du temps… Conférence ouverte à tous, intervention le lendemain pour la Faculté des Sciences seulement, puis, le samedi, à nouveau ouverture vers l'extérieur. Que signifiait ce découpage du temps?

MP., un enseignant de la Faculté des Sciences appliquées de l'U.L.B. intervint pour dire que ce découpage révélait qu'en fait, les G.I.C. étaient fermés sur eux-mêmes. Cela déclencha un long débat animé sur le thème: pourquoi les G.I.C. veulent-ils se replier sur eux demain?

Nombreuses interventions…

Le public venu pour entendre parler du 22 mars n'en avait guère pour son argent! La "conférence" était remplacée par une première séance d'intervention…

Rapidement apparut un clivage entre trois groupes dans l'assemblée présente (200 personnes):

- Le premier groupe, extérieur au G.I.C., venu pour la conférence sur le 22 mars.

- Le second groupe, composé essentiellement de membres du G.I.C., souhaitait la "fermeture" (les réunions du lendemain étant seulement ouvertes aux membres des G.I.C. et de la Faculté des Sciences).

- Le troisième groupe était partisan de "l'ouverture à l'extérieur", même si le débat ou plutôt l'objet de l'analyse devait être les problèmes du G.I.C. Ce groupe était composé principalement de gens extérieurs aux G.I.C., bien que des animateurs des G.I.C. se soient raccrochés à ce troisième groupe plutôt qu'au second.

Le débat devenait donc le suivant (parmi les membres des G.I.C.): allons-nous accepter demain que des gens viennent voir (voyeurs) le déballage de nos problèmes?

Lapassade proposa que les membres du G.I.C. présents dans la salle aillent délibérer en « boite noire[2] » dans une salle annexe, et prennent position sur cette question.

Autour de moi se regroupaient une douzaine de personnes extérieures aux G.I.C. décidées à venir le lendemain: "Nous forcerons la porte s'il le faut! Les G.I.C. sont trop fermés sur eux-mêmes. Pourquoi refusent-ils notre présence?".

Nous décidions de nous revoir le lendemain matin dans une autre salle pour décider s'il convenait d'intervenir ou pas.

Une partie de la salle (le premier groupe), pendant ces délibérations, relança Lapassade sur le 22 mars 1968.

À la sortie de leur réunion, les membres des Groupes d'information critique (G.I.C.) qui avaient pris part au vote sur le problème de l'ouverture semblaient très partagés. Une petite majorité se dégageait pour que la journée du lendemain soit fermée aux gens de l'extérieur. Mais la minorité favorable à l'ouverture se renforçait d'un grand nombre de gens qui avaient refusé de prendre part au vote.

Il fut donc décidé d'attendre le lendemain matin pour voir comment s'acheminerait l'analyse institutionnelle du G.I.C. Lapassade avait été demandé comme analyste pour faire la socianalyse du G.I.C. Personnellement, je n'étais invité officiellement que pour le week-end; mais Lapassade avait insisté sur le fait que l'analyse nécessite la présence d'un staff (collectif) d'analystes[3]. Ainsi se justifiaient la venue d'Antoine et la mienne, et ma présence à la "conférence" ce soir-là.

Après la "conférence", Georges fut hébergé chez un membre de l'équipe d'animation du G.I.C. Quant à moi, c'est JM, membre du groupe qui s'était constitué autour de moi, extérieur au G.I.C. et contestataire, qui m'enleva un quart d'heure avant la suspension de la séance.

Regrettant de ne pouvoir faire le point sur la soirée avec Lapassade, je constatai alors que notre staff analytique était long à se mettre en place. Et je me posais des questions: sur quelles bases théoriques allions-nous fonctionner? Qu'entendions-nous à ce moment par "analyse institutionnelle en situation d'intervention"? Quelles étaient nos conceptions de la socianalyse?

Antoine Savoye, comme René Lourau, semblait être extrêmement axé sur l'analyse et l'élucidation des analyseurs organisationnels[4]: Qui a pris l'initiative de demander l'intervention? Comment paie-t-on les analystes? Qui les paie? Y a-t-il vraiment autogestion du paiement et autogestion de la session?

Quant à moi, le problème de l'argent, jusqu'ici, je n'en avais guère saisi l'importance dans la mesure où ma pratique de l'analyse institutionnelle s'appuyait davantage sur une expérience de type politique que sur la socianalyse.

Lorsque j'avais tenté de faire une analyse institutionnelle d'une situation, mes implications étaient telles dans ces institutions que je tentais d'analyser, que l'analyseur-argent ne s'était jamais présenté. L'expérience que j'allais tirer de la socianalyse du G.I.C. est la suivante: en situation d'intervention socianalytique faite à la demande d'une institution, poser le problème de l'autogestion du paiement du travail analytique, c'est créer de toutes pièces la réalité du champ analytique et donc l'analyse elle-même.

L'intérêt de la situation (artificielle) créée par une socianalyse, c'est que l'on a tout sous la main (membres de l'institution, du patron à l'utilisateur, budget, personnes extérieures mais impliquées). On se trouve dans une situation qui ne peut pas ne pas révéler les conflits réels et latents, le non-dit, les rancœurs accumulées, les revendications, les manipulations institutionnelles.

Pour le staff analytique, il ne peut pas y avoir de compromis. L'analyse institutionnelle est un COMBAT pour la vérité, qui oblige l'analyste à réintroduire en permanence dans le champ analytique ce que tel ou tel groupe cherche à refouler. Je passais ainsi, à Bruxelles, de l'expérience militante de l'analyse institutionnelle à l'expérience socianalytique de l'intervention.

Le vendredi matin, tandis qu'une trentaine de membres des G.I.C. (animateurs, étudiants, enseignants) se regroupaient d'un côté, le groupe extérieur au G.I.C. (une douzaine) se regroupait d'un autre côté. Il allait se donner plus tard le nom "d'allerGIC". J'avais rendez-vous avec ce second groupe qui commença à fonctionner en essayant de comprendre ce qui s'était passé la veille. (…)

Dans ce groupe, certains étaient venus pour Lapassade. C'était le cas de JMV qui l'avait fait venir à Bruxelles l'année précédente. D'autres étaient là pour apprendre ce qu'est l'analyse institutionnelle.

Nous en étions là de notre analyse du groupe lorsqu'un des animateurs du G.I.C. est venu nous voir. Il laissait entendre que nous étions "attendus" ailleurs.

Notre arrivée dans la petite salle ne fut pas remarquée par le G.I.C. réuni depuis une heure avec Georges Lapassade. Le staff-analytique fut complété par l'arrivée d'Antoine Savoye. Les animateurs du G.I.C. semblaient vouloir orienter les débats, à ce moment-là, sur les difficultés rencontrées avec les étudiants. C'était là leur première demande: André D., professeur, responsable des Groupes d'information critique (G.I.C.) à la Faculté des Sciences de l'U.L.B. (Université libre de Bruxelles) avait invité Lapassade, au nom de son staff d'animateurs, à venir à Bruxelles essentiellement pour les aider à analyser la relation pédagogique entre ces animateurs et les étudiants (une centaine environ) inscrits dans ces groupes.

En fait, rapidement, sous la pression du staff analytique et du groupe extérieur au G.I.C., la question qui s'imposa fut la suivante: Qu'est-ce que le G.I.C.? Quelle est sa place dans l'Université libre de Bruxelles? (…)

Pendant le reste de la journée, l’analyse porte sur l’organigramme, puis sur le cas particulier de GM, un enseignant contestataire avec un statut spécial à l’ULB (suite à ses prises de positions après mai 68, il est payé comme enseignant, à titre conservatoire, mais à condition qu’il n’enseigne pas) et membre du G.I.C.

Le vendredi soir a été consacré à un essai de réponse à la question: comment payer les analystes? Ce problème devait mettre à jour de nouvelles dimensions institutionnelles du G.I.C.

Le collectif "client" (le G.I.C.) avait accepté un "staff-analytique" composé de G. Lapassade, A.Savoye et R. Hess. (…) La vraie question était d'évaluer le travail analytique. Doit-on payer en fonction du travail réalisé ou en fonction de nos moyens? Ces questions furent posées par des membres du G.I.C. Certaines proposaient de partir non de la valeur du travail (un chargé de cours est payé 80 F de l'heure, un re-writer 10 F de l'heure) mais des besoins des analystes! On disait: … Si Antoine gagne moins que Lapassade, il faut le payer plus.

Une animatrice des G.I.C., proposa un schéma: "Georges Lapassade a beaucoup parlé ce soir, Antoine est plutôt silencieux, quant à Rémi, j'ai compris ce qu'il a dit. Quel est le critère que je dois retenir?" Un autre animateur  souligna que "l'économie marchande est pourrie… il faut bien s'en séparer un jour!" Et il proposa en conséquence de ne pas payer les analystes. Chacun s'impliquait énormément dans ce débat. Une animatrice se lève, très nerveuse, pour aller chercher ses cigarettes. Et elle ramène son portefeuille!...

Un animateur dit qu'il a été intéressé par ce qui s'est passé ce soir mais qu'avec l'argent qu'il y a dans la caisse, il a d'autres projets d'ici la fin de l'année! Nous nous empressons de l'inviter à dévoiler ses projets. Il révèle alors que dans le G.I.C., il y a plusieurs tendances. L'une, plutôt orientée vers les "sciences humaines" a fait venir Max Pagès, et Lapassade. Mais un autre groupe constitue une tendance plus "politique"; il voudrait faire venir Garaudy[5] pour "entendre parler du marxisme". (…)

Nous mettons alors à jour un élément très important de l’idéologie du G.IC., son ECLECTISME. Lapassade intervient pour demander ce que signifie cet éclectisme : « Lorsque vous nous avez demandé d'intervenir, nous faisiez-vous rentrer dans votre cycle de conférence-débats (Pagès, Lapassade, Garaudy, Lacan, Bourdieu!) ? La demande "d'analyse institutionnelle" ferait partie ainsi d'une demande culturelle vague, éclectique, où chaque tendance, où chaque fraction fait de larges concessions aux autres afin de profiter à son tour du cycle culturel! Il s'agit là d'une consommation culturelle de l'analyse… »

Le G.I.C. ne cherche pas à voir clair en lui-même. Sa demande réelle est un alibi. Le G.I.C. n'a pas de stratégie générale d'intervention. Il pratique un libéralisme idéologique et éclectique qui n'est que le reflet de son fonctionnement réformiste précédemment mis à jour. L'éclectisme est-il une stratégie? Et si oui, laquelle? Un membre du G.I.C. révèle que la venue de Max Pagès a coûté 5 000 F belges. Il lui semble que le coût de la socianalyse doit se situer dans une fourchette oscillant entre 9 000 et 11 000 F belges, dans la mesure où la venue du staff analytique équivaut au double de la conférence de Max Pagès.

Lapassade avoue alors qu'il lui plairait d'encaisser l'argent prévu pour faire venir Garaudy (5000 F). Le groupe-client est désorienté. Il essaie de porter l'analyse dans le staff analytique. MH. propose à nouveau de payer les analystes proportionnellement à leurs besoins. Cette proposition a un écho favorable au sein du G.I.C. Il est sous-entendu que Lapassade qui occupe un poste de maître de conférence, à Vincennes, a de quoi vivre. GM. intervient pour dire que "c'est dégueulasse de ne pas vouloir payer Lapassade". Il ajoute qu'il est prêt à donner un peu de sa poche… "Salaud! Tu nous trahis," lui crie CW. qui représente ici "l'allerGIC" en formation. MH souligne le fait que les gens extérieur aux G.I.C. refusent de s'impliquer dans le problème du paiement. "Ils ne sont là, dit-il, que pour nous empêcher d'avancer!".

Il est plus d'une heure du matin lorsqu'on décide de se séparer en "boites noires" pour essayer de faire des propositions cohérentes sur ce problème du paiement des analystes. Le G.I.C. se regroupe d'un côté, le staff analytique d'un autre; quant à "l'allerGIC" il reste seul dans la salle des débats.

Il a suffi d'une minute au staff analytique pour inventer une proposition: pour briser l'éclectisme, pour provoquer plus avant l'institution, il faut demander la totalité de la somme qui reste en caisse. Cette somme est prévue pour payer les prochaines conférences. Cela fait 45 000 F belges (environ 1 100 euros). Cela correspondrait aux frais de déplacement + 50 heures d'analyse. Ce qui signifierait, en francs français, à peu près 5 500 F équivalant aux frais de déplacement des trois analystes, à la conférence et à une journée pleine de travail multipliée par trois analystes.

Je suis chargé de restituer à la réunion plénière cette proposition du staff analytique.

Le G.I.C. met plus d'une heure de réunion fermée (en "boite noire") à trouver une solution. Finalement le G.I.C. s'est mis d'accord sur une proposition "cohérente". Il propose 2 000 F belges (50 euros) par analyste pour la journée du vendredi. Demander les 45 000 F fait l'effet d'une bombe! En fait, une partie du staff organisateur commence à se poser des questions sur "l'analyse" et les analystes. (…) Le groupe-client dit avoir une mauvaise impression d'ensemble. Ces analystes ne savent pas manier leur analyseur (l'argent). Il faut donc payer peu… (…)

Rémi Hess omet ici de signaler que des participants du G.I.C. et des « allerGIC » vont continuer ensemble la discussion (on est donc ici vraisemblablement vers les deux heures du matin). Nous y reviendrons à la fin de ce chapitre lorsque nous aborderons l’article du G.I.C.

À 11h30, le lendemain matin (samedi, donc ; rappelons que ce qui était annoncé pour le samedi et le dimanche, c’était deux journées « ouvertes » sur l’analyse institutionnelle et sur la relation enseignants-enseignés), le groupe devait se retrouver à la Faculté des Sciences humaines. La veille, on se trouvait dans les locaux de la Faculté des Sciences.

Deux participants "nouveaux" attendaient depuis 10h, le matin, le débat sur les "relations enseignants-enseignés". Vers midi, étaient présents ceux de la veille. "Comment se fait-il que nous soyons si peu nombreux?" André Ducamp signale que 100 affiches ont été posées sur les murs de l'U.L.B. et que certaines ont été déchirées au même titre que celles appelant à une autre manifestation. 700 invitations ont été envoyées dans l'Université.

La foule n'est pas venue. Ce qui signifie que la journée ne sera pas plus "culturelle" que la veille. L'analyse de la situation, et par là même du G.I.C., va continuer. Elle ne s'arrêtera que le dimanche soir. Mais, régulièrement, un membre du G.I.C., et pas toujours le même, rappellera que "nous ne sommes plus en situation d'analyse". Le staff analytique et "l'allerGIC" créent le champ analytique contre le gré du G.I.C. qui veut parler de l'analyse institutionnelle, mais qui refuse maintenant d'être analysé.

Et, aussitôt, dès le matin, le problème du paiement se repose. L'U.L.B. a demandé aux G.I.C. un paiement pour l'entretien de la salle prêtée. Une pétition est projetée pour refuser de payer le prix de la salle. Des membres de "l'allerGIC" signent cette pétition des noms de "Freud", "Marx", etc. (…)

La cassure entre le G.I.C. et "l'allerGIC" sera définitive lorsque le problème du paiement des analystes se reposera à la fin. Le G.I.C. refusera de payer les séances du samedi et du dimanche: "Il ne s'agissait pas d'une socianalyse, mais d'une rencontre sur l'analyse!". Les analystes sont des "copains", alors on ne les paie pas!

Le G.I.C. fait la quête auprès des présents pour financer ses frais (affiches, salle,…) et donner un "petit quelque chose" aux analystes.

Personne ne sait quoi faire de ce fric ramassé dans la collecte. MP., l'enseignant de la Faculté des Sciences appliquées qui avait dénoncé le premier soir le repli des G.I.C. sur eux-mêmes, et que l'on n'avait pas revu depuis, empoche l'argent et se dirige vers les WC. On entend le bruit d'une chasse d'eau.

Ducamp, l'organisateur de cette session, nous transmet un chèque de 10 000 F belges et 2 000 FB en liquide. Et, aussitôt, les animateurs du G.I.C. quittent la salle "comme des voleurs".

Ils ont payé selon leur critère, la journée du vendredi. Ils ont refusé de prendre en considération le samedi et le dimanche.

Pourtant une trentaine de personnes restent là. Cela ne peut pas, semble-t-il, se terminer ainsi. Mais on ne dit plus rien d'essentiel. L'analyse est "morte". Le combat est terminé, faute maintenant de combattants.

Dimanche soir, 23h. Je reconduis Antoine Savoye et Georges Lapassade à la gare de Bruxelles pour le dernier train de Paris.

Avec les 3 000 F d'affiches, notre venue leur a coûté 15 000 F. Certes, ils pourront poursuivre leur conférences-débats mais ils auront un trou de 5 000 F sur le budget premier. Ils ne pourront pas faire venir Garaudy. (…)

°°°°°°°°°°°°°

 

Pour donner quelques pistes concernant la compréhension de ce qui précède, voici quelques éléments repris de l'article de Lapassade (Analyse institutionnelle et socianalyse) de ce même numéro.

Page 37, il évoque l'idée de l'inconscient politique:

Dans la révolution, en effet, de nouvelles institutions (contre-institutions) sont mises en place, se développent, puis régressent et disparaissent avec la montée du nouveau pouvoir, et passent dans un inconscient collectif qui est l'inconscient politique des sociétés.

L'institution, c'est l'inconscient politique: cette formule signifie que le "savoir" des institutions est refoulé et oublié, (…)

Plus longuement, il aborde plusieurs aspects sociopolitiques à l'œuvre dans les fonctionnements institutionnels. Ainsi, page 44, il explique:

Nous essayons d'obtenir par une démarche construite, l'équivalent (artificiel) de cet instituant qui se met à parler lorsqu'est levée la répression. De même pour la règle des Assemblées Générales dans l'intervention: nous savons que le premier acte de l'ordre nouveau lorsqu'un processus révolutionnaire se stabilise, c'est de fermer les clubs, de supprimer les Assemblées Générales et tous les lieux de parole où s'exprime "le peuple souverain" où "chacun est orateur". L'AG est le lieu d'exercice d'une souveraineté populaire, collective et instituante. C'est peut-être là l'élément fondamental de notre principe d'auto-gestion.

Si nécessaire, il est encore plus clair page 47:

En effet, on va le voir, l'analyse institutionnelle en acte ne peut exister que par une démarche dans laquelle elle sape en permanence ses propres fondements, de telle manière qu'elle avoue comme sa visée politique profonde un travail de remise en cause de la société dans ses institutions.

Lapassade évoque également (page 43) sa conviction que sa propre "désobéissance aux règles, conventions et dissimulations" est nécessaire au processus:

Mon expérience (…) montre plus clairement (…) que dans ce que j'appelle, en attendant de produire un terme meilleur, "des interventions", je provoque certains changements, mais c'est dans la mesure où je désobéis sciemment aux règles, conventions et dissimulations, de ce que l'on appelle l'analyse. Je provoque, ou je facilite, certains changements au moment où j'essaie d'être plus authentique, plus spontané, lorsque je perds la dignité du professeur en mission ou du consultant analyste-neutre.

Ceci dit, même si, on l'aura compris, beaucoup d'eau a coulé sous le pont, il reste des phrases qui nous semblent encore bien d'actualité:

Autogérer l'intervention, cela signifie ré-inventer en permanence le cadre de l'analyse dont on a vu qu'il restait jusque-là l'impensé de ce travail (p. 54).

°°°°°°°°°°°°°°°

 

Mais qu'en pensent les "clients"?

Toujours dans ce même numéro de "Connexions", nous trouvons également l'article "Ce n'est qu'un début, continuons l'analyse. Réponse à Georges Lapassade et Rémi Hess au sujet de l'intervention de Bruxelles". Cet article relate l'analyse faite par le G.I.C. de l'intervention et de ses effets. Ici encore, nous avons repris quelques passages qui nous semblent significatifs.

(…) D'un point de vue méthodologique, on peut se demander ce qui permet encore de distinguer le fait propre au système analysé de ce qui est induit par l'intervention elle-même.

(…) Les interventions en séance ne sont pas réanalysées même si elles sont été refusées par le "client". L'étude des effets de l'intervention est inexistante, etc.

Mais, à côté de ces questions de méthode, le problème de la place et du rôle de l'intervention socianalytique dans les luttes socio-politiques reste pendant. Le socianalyste peut-il, comme le psychanalyste, prétendre à la neutralité? Doit-il au contraire choisir entre son client et les analyseurs? Peut-il éviter ce choix difficile en affirmant que les aspects subversifs et révolutionnaires de son action sont définitivement garantis par le fait qu'elle dévoile le refoulé, libère le réprimé? Autant de questions que nous ne pourrons pas aborder dans cette brève réponse. Mais nous tenons à souligner que l'absence de position claire et cohérente du "staff d'analystes" sur ces questions a été un puissant facteur de confusion lors de l'intervention de Bruxelles. (…)

Soulignons d'autre part que ce mode d'intervention s'est fait au prix d'une perte importante de participation. En effet, le groupe G.I.C. s'était constitué le soir de la conférence par intégration spontanée des animateurs et des étudiants participants à ses séminaires; cela faisait une trentaine de personnes. À la fin de la session, il ne restera qu'une dizaine d'animateurs et une étudiante pour prendre la décision de non-paiement. Ceci montre combien le dispositif socianalytique est sélectif, combien il ignore les réactions individuelles à l'épreuve qu'il met en place.

Soulignons que le noyau restant a trouvé sa cohésion dans les liens affectifs qui liaient ses membres et que les "boites noires" qui se multipliaient servaient aussi de lieu de récupération émotionnelle. Remarquons d'autre part que les "éliminés de l'analyse" ont été principalement les étudiants qui se sentaient de moins en moins concernés par les débats. (…)

Il n'y a pas eu que refus d'analyse ou fuite devant le dispositif; il y eut aussi désengagement et décrochage. Au fur et à mesure du déroulement de la session, les enjeux sont devenus plus confus et la communication plus difficile.

Le samedi soir, le dispositif saute: les allerGIC se réunissent en "boite noire" pour définir une attitude politique vis-à-vis de nos offres d'ouverture. Ils reviennent avec des propositions inacceptables; nous devons nous purifier d'un double péché: être institutionnalisés et pratiquer la psychosociologie. Mais une négociation est possible et la journée se termine par une réunion G.I.C. – allerGIC au bistrot, alors que les analystes se sont retirés.

Donc, le samedi soir (en fait, dans la nuit de samedi à dimanche), les deux factions bruxelloises (G.I.C. et allerGIC) ont continué le travail (… au bistrot), sans les analystes !

Nous arrivons ainsi à la journée du dimanche, avec les commentaires suivants dans l’article-réponse du G.I.C.:

Les essais de clarification se font maintenant hors-session où les "boites noires" et les apartés se multiplient. Finalement, les animateurs se voient acculés à la rupture; ils annoncent le non-paiement du week-end, payent la conférence, l'analyse du vendredi, les frais de séjour et se retirent.

Et pourtant…

La fin de l'article, intitulée "Les effets de l'analyse", raconte comment l'intervention, pour confuse et chaotique qu'elle ait été, a permis à l'institution G.I.C. d'avancer de façon constructive dans son fonctionnement et son évolution.

L'intervention socianalytique a provoqué une activité extrêmement intense tant du côté du noyau des animateurs des G.I.C. qui s'était constitué pendant la session que du côté des aller-G.I.C. Les animateurs ont surtout changé leur insertion dans le groupe où ils prennent des risques plus grands: risque de la différence, de la division ou de la contradiction. L'unité illusoire et frustrante du groupe n'est plus l'objet à préserver à tout prix. La diminution de la dépendance à l'institution-mère, qui introduisait le manque, la castration, a favorisé la libération des initiatives. Il est maintenant question de rencontrer les étudiants en assemblée générale, d'étendre la formation des animateurs, de mener diverses actions dans et en dehors de l'Université. Le groupe n'est plus seulement un lieu de rencontre de l'imaginaire; les animateurs y viennent en tant que personne entière avec leur passé, leur histoire, leurs préoccupations professionnelles et politiques.

En bref, l'intervention n'a rien apporté d'inattendu mais elle a accéléré l'évolution et nous a fait gagner plusieurs mois. Les analystes auraient dû être payés s'ils n'avaient rendu la chose impossible.

Voilà, à chaque lecteur de comparer 1973 et le début du XXIe siècle, et de tirer ses conclusions.

Mais chacun sera bien d'accord que des analyses institutionnelles un samedi-dimanche, une journée qui termine à 1h30 du matin, c'est devenu bien rare. Il y a des pratiques qu’on ne risque pas de revoir avant longtemps : faire une collecte dans l’assemblée pour payer le superviseur. Encore moins mettre l’argent récolté dans les toilettes et tirer la chasse d’eau.

Espérons toutefois que des journées de conflit et de confusion, qui se terminent par une réunion au bistrot des factions rivales, que cela au moins ait pu perdurer.

 

 

 

Bibliographie

G. Lapassade, "Analyse institutionnelle et socianalyse", in Connexions, Paris, Epi, mars 1973, vol.6 (pp. 35 à 56)

R. Hess, "Le fric de Garaudy - Bilan d'une intervention socianalytique", Connexions, Paris, Epi, mars 1973, vol.6 (pp. 59 à 74)

Texte collectif des membres du G.I.C, "Ce n'est qu'un début, continuons l'analyse. Réponse à Georges Lapassade et Remi Hess au sujet de l'intervention de Bruxelles", Connexions, Paris, Epi, mars 1973, vol.6 (pp.75 à 81)

 

[1] Le "mouvement du 22 mars" est un mouvement étudiant français, fondé dans la nuit du 22 mars 1968 à la faculté de Nanterre. Daniel Cohn-Bendit en faisait partie. Ce mouvement sera interdit par le gouvernement français le 12 juin 1968.

[2] Dispositif dans l'intervention où des sous-groupes se réunissent pour un débat d'où sortent, ou devraient sortir, des propositions. On retrouvera ce dispositif également plus loin dans le texte.

[3] Dans la suite du texte, le « staff d’analystes » désigne donc les trois intervenants parisiens ; les vocables « animateur(s) » et « groupe-clients » désignent les membres du G.I.C.

[4] Dans le jargon de la socianalyse, un « analyseur » est un élément du fonctionnement – l’argent, un engagement, ou tout autre dispositif – qui va servir d’exemple pour faire l’analyse institutionnelle. Voir par exemple, dans ce même n° de Connexions, l’article de René Lourau « Pour une théorie des analyseurs ».

[5] Roger Garaudy, philosophe, écrivain et homme politique français, membre du parti communiste. D'abord stalinien orthodoxe, il va dévier de la "ligne du parti" et sera d'ailleurs exclu en 1970 pour ses positions critiques envers l'Union soviétique. Il était proche des mouvements contestataires de la période "mai 68". Plus tard, il deviendra chrétien, puis musulman. En 1996, il défendra des thèses négationnistes. En 1973, il est toujours dans la mouvance marxiste, mais apparemment, pas trop apprécié par Lapassade et ses collègues.