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Psychiatre infanto-juvénile et psychothérapeute.

Équipes et familles, sécurité et contenance.

1. Huit mots en introduction


Dans ma carrière de psychiatre infanto-juvénile, j'ai travaillé dans deux institutions psychothérapeutiques. Depuis 1982, au Snark, un centre psychoéducatif et scolaire qui accueille en "résidentiel" une trentaine d'adolescents, garçons et filles, dits « caractériels ». De 2002 à 2018, au KaPP, un centre de jour pédopsychiatrique, où sont pris en charge vingt-cinq enfants, âgés de 1 à 12 ans.
Les deux institutions se réclament de la psychothérapie institutionnelle , avec les adaptations nécessaires à la « clinique enfants » et à la « clinique adolescents» (Kinoo et al., 2012a). Une des principales adaptations de ces pratiques par rapport à la « clinique adulte », c'est la nécessité d'inclure le travail avec les familles dans la pensée et l'action thérapeutique. La psychothérapie institutionnelle d'enfants s'est développée à partir de la fin des années soixante, et a assez rapidement associé les références théoriques systémiques – elles se développaient précisément à cette même époque – aux concepts utilisés dans la pratique clinique, du moins en Belgique.
Avec les collègues du KaPP, nous avions trouvé huit mots qui nous semblaient bien résumer les bases du travail institutionnel avec les enfants et les adolescents :
• Fermeté et bienveillance sont les caractéristiques de l’attitude psycho-éducative vis-à-vis des bénéficiaires.
• Empathie et exigence sont les caractéristiques de notre lien avec les parents.
• Structure et interactivité s’adressent au fonctionnement et à l’organisation du travail d’équipe.
• Liberté et créativité sont ce qu’on attend des intervenants pour que chacun apporte sa pierre à la construction du travail thérapeutique.
Le sujet de ce propos est de développer ces idées-clés et quelques autres qui m'ont semblées utiles voire nécessaires à un bon fonctionnement institutionnel thérapeutique.

2. Contenance
De façon très générale – un peu comme un « noyau dur » –, et au-delà des différents diagnostics spécifiques, la population accueillie dans les institutions thérapeutiques et psychoéducatives pour enfants ou adolescents, est caractérisée par des troubles du lien et des troubles du comportement. En conséquence, et de façon très générale encore, le traitement pour ces deux populations sera basé sur un travail relationnel et émotionnel. L'usage de médications, à la différence du travail avec les adultes, est – du moins dans ma pratique et celle de nombreux collègues – assez réduit. En effet, la plasticité neuronale des enfants permet de viser l'établissement de nouveaux circuits neuronaux, là où, chez l'adulte, on en est réduit – dans une bonne mesure – à agir par les psychotropes sur les synapses de circuits existants (Kinoo, 2009). Nous y reviendrons au point 13.
Voici pourquoi, en tout cas dans ma pratique au KaPP et au Snark, nous n'utilisons pas les neuroleptiques pour contenir les troubles du comportement externalisés. Notre conviction est que l'intervention psycho-éducative doit permettre de contenir les débordements comportementaux. Ceci n'est possible que si la contenance est suffisamment assurée dans le travail. Elle est une pierre angulaire du travail des jeunes perturbés émotionnellement. Sans elle, pas de sécurité, ni pour les jeunes, ni pour l'équipe (Kinoo & Kpadonou, 2008).
La contenance peut être définie comme 1/ la capacité d'une équipe, et de chacun de ses membres, de faire face aux symptômes, y compris à l'agressivité, la violence, la destructivité des jeunes pris en charge, et 2/ la capacité d'aider le jeune à symboliser, à mettre du sens sur ce qui se passe pour lui, et avec les autres, tout en cherchant des alternatives socialement plus acceptables.
Ceci n’est possible que si l'équipe est suffisamment cohérente, soudée et interactive, capable d'intervenir même en urgence ou en crise, de faire jouer les relais pour se soutenir mutuellement dans l'intervention, que ce soit, le cas échéant, lors d’un maintien physique, ou lors d’une mise en isolement. Le maintien (qui limite les débordements corporels avec force si nécessaire, mais sans violence) est une "hyperproximité relationnelle". L'isolement est une "rupture relationnelle temporaire". Ces deux types extrêmes d’intervention doivent être pensés, rendus possibles, et évalués en permanence dans l'institution pour assurer cette contenance, sans évitement ni abus (De Keyser & Kinoo, 2016). Nous y reviendrons au point 16.

3. L’attachement interne sécure
Comment arriver à assurer cette contenance ? Pour ce faire, il est nécessaire, entre autres, qu’une équipe fonctionne sur un mode d’attachement interne sécure, ceci impliquant que chacun puisse compter sur ses propres compétences émotionnelles et relationnelles, tout en étant à même aussi de pouvoir compter sur celles de ses collègues. Tous ensemble, et chacun de nous, aurons à traiter dans le lien et par le lien.
Une image qui illustre cette notion d’attachement interne sécure est celle d’une cordée d’alpinistes. Chacun doit être bon, et chacun doit être capable et désireux d’aider l’autre. C’est ainsi que se développent les interactions efficaces et la confiance nécessaire à l’expédition. Il en va de même dans l’équipe de psychothérapie institutionnelle.
Si la contenance est une condition nécessaire pour assurer notre travail psycho-éducatif, ce n’est cependant pas sa finalité. Comment pourrait-on définir, dans le domaine de la psychothérapie institutionnelle infanto-juvénile, nos objectifs pour les situations prises en charge ?

4. Les trois champs
Ces dernières années, la plupart des intervenants s’accordent pour définir trois dimensions, trois champs, à travailler avec les enfants et les adolescents qui nécessitent une prise en charge psycho-éducative institutionnelle. Ce sont l’éducation, l’instruction et le soin. La formule de Pierre Delion (2011, 2018), à propos du travail avec les enfants atteints d’autisme, est : « L’éducatif toujours, le pédagogique si possible et le thérapeutique si nécessaire ».
L’éducation est pour nous synonyme de socialisation. Elle permet à l’enfant ou à l’adolescent de vivre comme humain parmi les humains. Si on observe le développement de l’enfant autiste, on perçoit que l’évolution trop souvent dramatique de l’autisme est moins liée à un déficit du langage qu’à un déficit de socialisation. Lorsque dans un tel processus, un adolescent est amené à devenir un jeune tyrannique et tout-puissant, violent, incapable de faire les courses avec sa famille dans une grande surface, de s’installer à une terrasse en été, de participer aux fêtes familiales, il y a davantage de souffrances chez lui et dans sa famille que s’il reste des plus limités au niveau du langage. Vivre comme humain parmi les humains…
L’instruction implique d’être attentif aux différents aspects du développement cognitif (psychomotricité, langage, connaissances scolaires et autres) ainsi qu’aux éventuels troubles dits « instrumentaux » (les dyslexies, dyscalculies, troubles de l’attention et autres hyperactivités « vraies »). Bien souvent, les enfants ou les adolescents restent « un certain temps » dans une institution thérapeutique ou psychoéducative, durant plusieurs mois ou plusieurs années. Ce long séjour entraine des responsabilités de nos institutions, non seulement dans le soin, mais également dans une bonne gestion des apprentissages.
Pour insister sur cette responsabilité, faisons un petit détour par la neuropsychologie. Nous savons que le développement de la complexité neuro-synaptique du cerveau, et donc des capacités d’apprentissage, sont maximales pendant l’enfance et l’adolescence. En outre, ce développement passe par des périodes fécondes où le cerveau est particulièrement prêt à certains apprentissages qui seront plus difficiles à acquérir plus tard. Pour le langage par exemple, on pourra certes apprendre une langue étrangère à tout âge, mais assimiler l’accent est une faculté principalement liée à un apprentissage précoce. De façon plus générale, si le langage se développe essentiellement entre deux et cinq ans, c’est parce que durant cette période, notre cerveau est le plus disponible pour cette acquisition. Et comme le cerveau n’attend pas, il y a urgence à favoriser les apprentissages aux moments opportuns. Ici encore, l’exemple des besoins de l’enfant autiste est éclairant : il faut agir précocement et intensément, avec des outils adéquats, comme nous le proposons plus loin.
Enfin le soin : il s’agit ici des différents outils thérapeutiques, psychanalytiques, systémiques, des remédiations et rééducations de langage et de psychomotricité, et, de façon bien ciblée, des médications psychotropes. Concernant ces dernières, dans ma pratique, j’ai utilisé deux types de psychotropes :
- Le méthylphénidate (Rilatine, Ritaline) pour quelques enfants souffrant d’un TDAH avéré et après 2 semaines d’essai « en aveugle » placebo/méthylphénidate (Kinoo, 2004).
- Les neuroleptiques, mais uniquement comme antipsychotiques (donc pas pour des troubles du comportement externalisés), après le début d’une évolution positive grâce au travail psycho-éducatif relationnel, et après mise en place d’une intervention avec les familles (pour ce dernier aspect, voir les points 18 et suivants).
Ces trois champs sont facilement représentés par le schéma suivant :

3champs

5. Recouvrement des trois champs, et psychothérapie institutionnelle infanto-juvénile.
Nous aurions pu présenter ces trois champs sous forme d’un schéma dit « en camembert », avec trois terrains juxtaposés, mais les représenter sous forme de nœud borroméen nous paraît plus pertinent. Les entrelacements et recouvrements permettent de complexifier le schéma et de définir les nouveaux espaces apparus aux intersections.

imagepsycho

Entre soin et éducation, apparait l’espace psychoéducatif. Pour les bénéficiaires pris en charge dans nos institutions, l’éducation et la socialisation sont bien sûr plus difficiles que pour l’enfant ou adolescent « tout venant ». Rappelons qu’avec gouverner et enseigner, Freud tenait éduquer comme l’un des trois métiers impossibles.
Dans les situations qui nous occupent, le risque existe de comprendre « éduquer, socialiser » comme « apprendre au jeune de se soumettre aux normes et règles sociales », ou, un rien moins normatif, « apprendre à s’adapter ». Or la compréhension et le soin de la subjectivité grâce à des outils apportés par l’analyse psychologique, doit nous aider à repérer chez chaque bénéficiaire ce qu’il en est des enjeux subjectifs et personnels (voir aussi le point 17). Ce travail nécessite l’établissement de liens, de relations, d’émotions entre les intervenants et les bénéficiaires. L’intervenant aura besoin de sa créativité pour amener des outils utiles et agréables dans les ateliers et les activités, mais il aura également besoin de tenir compte de ses propres désirs, passions et intérêts pour que cela se passe dans une dimension psychoéducative de réciprocité agréable et constructive. Les « tests projectifs » peuvent également avoir leur place ici, comme outil de compréhension et d’aide à un partage d’idées dans l’équipe multidisciplinaire, puis comme aide à la mise en place de réponses émotionnelles et relationnelles aux besoins psychologiques et aux demandes des bénéficiaires.
Entre instruction et éducation, on voit apparaitre l’espace pédagogique. Dans nos institutions et dans bon nombre de lieux d’apprentissage, l’instruction se fait en groupe, de façon interactive. Il y a donc lieu d’être attentif à ce que le champ de l’instruction puisse se greffer sur le champ psychoéducatif. Certaines équipes ont la chance, à mes yeux, d’intégrer dans un même projet, la structure scolaire et le lieu de vie thérapeutique (centre résidentiel ou centre de jour).
Dans les deux institutions où j’ai travaillé, cette « coexistence coopérante » était effective. Le Snark intègre un lieu de vie résidentiel psychothérapeutique et une école secondaire spécialisée pour le travail avec des adolescents garçons et filles présentant des troubles du comportement. Au KaPP, hôpital de jour pédopsychiatrique aux Cliniques universitaires Saint-Luc, l’unité thérapeutique a intégré des enseignants de l’école Escale (une « école à l’hôpital ») dans l’équipe. Ceux-ci travaillent dans l’unité et font intégralement partie de l’équipe thérapeutique (tenus au secret professionnel, participation aux réunions, rédaction d’une partie du rapport d’hospitalisation) .
Sous des formes différentes et variables selon les histoires institutionnelles, des enseignants et des soignants vont donc se retrouver ensemble sur le terrain de la pratique institutionnelle. Dans ces lieux, le champ éducatif bénéficiera dès lors d’une forme de « rigueur » des pédagogues : les « profs » tiennent habituellement à une grille d’ « horaires de cours » entrecoupés de « récrés ». Ce découpage du temps renvoie à un rythme intéressant pour les jeunes pris en charge lorsqu’on y ajoute la souplesse amenée par la psychoéducation. Par ailleurs, la pédagogie ne visera pas uniquement une transmission de savoirs, elle participera clairement au développement d’un savoir-être individuel et collectif généré par l’apport du champ éducatif. Corollairement, les enseignants bénéficieront d’un apport de contenance non négligeable de la part des collègues psychoéducateurs face aux jeunes présentant des troubles du comportement.
Entre soin et instruction, on trouve un espace où doivent se mettre en place, et éventuellement être créés, les outils spécifiques d’apprentissage et d’acquisition de compétences cognitives et instrumentales (cf. supra). Ce sont par exemple les remédiations et revalidations psychomotrices et logopédiques. Les bilans intellectuels, bien utilisés, nous aident à repérer les points forts et les points faibles de bénéficiaires face aux apprentissages.
Le cas échéant, face à certains troubles du développement, il faut utiliser une communication adaptée. Personne ne remet en cause la pertinence du langage gestuel pour les malentendants. Il y a cependant encore des intervenants qui hésitent à utiliser un langage visuel (comme les pictogrammes, ou la méthode PECCS) pour le travail avec les enfants atteints d’autisme. L’expérience montre pourtant qu’il s’agit là d’une aide énorme pour la plupart de ces enfants. Et, contrairement à ce qui continue parfois de se dire, il s’agit d’un vrai langage, au cœur de la communication, de l’intelligence des uns par les autres, avec codes et standards : on passe par des signifiants – les images –, pour signifier, comme cela se passe dans le langage oral. Les images utilisées n’empêchent pas l’usage des mots, elles permettent au contraire, dans le meilleur des cas, d’approcher, puis de s’approprier le langage oral.
Enfin, l’intégration, le nouage de l’ensemble de ces champs, est ce que nous appelons la psychothérapie institutionnelle d’enfants ou d’adolescents.

6. Le projet multifonctionnel interactif (Kinoo, 2017)
Ce qui précède nous permet d’avancer vers les conditions nécessaires au travail d’équipe envers nos bénéficiaires.
Éduquer, enseigner et soigner sont trois finalités nouées entre elles pour former la psychothérapie institutionnelle. Ces finalités se complètent et s’intègrent grâce à des fonctions pensées et organisées dans l’équipe. Le projet est donc multifonctionnel afin de repérer le mieux possible les besoins du bénéficiaire et de sa famille, et de mettre en place (proposer et structurer) les réponses sous forme d’ateliers, d’entretiens, de thérapies, d’activités, de cours et de rééducations.
Cependant, additionner ces fonctions en les juxtaposant dans les dispositifs institutionnels ne suffit pas à développer l’attachement interne sécure. Comment passer d’une équipe multidisciplinaire « fonctionnelle », à une équipe possédant un attachement interne sécure? Il s’agira de développer l’interactivité des intervenants.
Pour créer l’attachement interne sécure, il faut en effet veiller à ce que chacun puisse circuler sereinement, de façon tantôt impromptue, tantôt organisée, sur le terrain du collègue, voire établir un bout de territoire commun. Trop souvent, les intervenants sont juxtaposés, chacun dans sa fonction, se croisant dans les couloirs, se rencontrant lors de réunions, constituant du « multifonctionnel saucisson » : à chacun sa tranche et son bureau !
Le multifonctionnel interactif, au contraire, propose de faire travailler le psychomotricien avec l’instituteur – pour percevoir un cercle par le corps, puis de le représenter avec le papier-crayon –, l’éducateur avec le logopède – pour un atelier-théâtre par exemple –, faire participer le psychologue à un atelier-conte, le médecin au repas, etc., et nous avons déjà évoqué tout l’intérêt des interactions « enseignants et soignants ».
Ces liens dans l’action quotidienne, dans les moments formels et informels, dans les activités structurées et les temps interstitiels, stimulent la créativité des uns et des autres, renforcent la cohérence de l’équipe et améliorent un fonctionnement institutionnel « suffisamment bon » (pour paraphraser Winnicott à propos des mères). A deux, à trois, par le travail en commun, par les échanges, nous sommes poussés à sortir des routines. Le regard de l’autre est un aiguillon qui nous stimule à bien faire. Sa présence est un soutien pour l’ambiance et elle favorise le développement de la solidarité nécessaire pour mettre en place la contenance. Rappelons notre définition de la contenance : la capacité d’une équipe et de chacun de ses membres à faire face aux symptômes, y compris à l'agressivité, la violence, la destructivité des jeunes pris en charge (…). L’interactivité est la corde d’escalade de la cordée. Elle permet la construction du lien sécurisant dans le travail commun, et donc renforce la capacité de contenance. Pour ce faire, comme pour notre cordée d’alpinistes, il faut d’abord un bon recrutement, et ensuite le développement de bonnes interactions tout au long de la pratique.
Nous arrivons donc à la conclusion suivante : pour viser au mieux le soin / l’éducation / l’instruction de ses bénéficiaires présentant des comportements, des relations, des pensées et des émotions perturbés, une équipe doit avoir une capacité de contenance suffisante. Cette capacité est renforcée par un fonctionnement « multifonctionnel interactif ». Et ce dernier ne devrait pas avoir trop de mal à se mettre en place lorsque l’institution fonctionne sur un mode
Mais comment définir un fonctionnement institutionnel « suffisamment bon » ? La recherche de réponse nous mène vers une réflexion à propos des modes de direction des équipes.
7. Mode de direction, schéma linéaire.
Ce point, et les suivants, ont été présentés plus complètement dans le texte « Typologie des modes de direction » (Kinoo, 2012b), ainsi que dans Kinoo & Vander Borght (2019).
Une première analyse fort schématique des modes de direction permet de situer ceux-ci sur un gradient qui va, à une extrémité, du modèle hiérarchique pur et dur, au modèle de gestion collective à l’autre extrémité. Au centre de notre gradient, on trouve le modèle participatif : même s’il y a un directeur en place de direction, il y a un temps plus ou moins important pour des débats avant une décision.

 

Systèmes de Systèmes Systèmes
gestion collective participatifs hiérarchiques

Schéma linéaire des modes de gestion

En fonction de leur histoire et des personnes qui occupent le poste de direction, et de la dynamique de l’équipe, les institutions évoluent sur ce gradient.
Le secteur médico-psycho-social a connu une époque où la gestion collective a été assez répandue dans un certain nombre d’institutions. Durant les années 70, dans la mouvance de mai 68, des projets ont été créés en ambulatoire et en résidentiel, désignés à cette époque par le terme « autogestion ». Même des usines (la plus célèbre est sans doute l’usine de montres Lip) ont fonctionné sans patrons après une crise interne. C’était un collectif d’ouvrières et d’ouvriers qui reprenaient la direction de l’usine (production, salaires,…). Cela allait de pair avec une plus grande égalité, voir l’égalité complète, des salaires. Le mot autogestion – qui sous-entendait qu’on pouvait être totalement autonome – a fait place ensuite au mot gestion collective qui laisse la place aux contraintes extérieures, à une hétéronomie, tout en maintenant le principe d’un projet dirigé par un collectif, par une forme de démocratie directe. Ce mode de direction est devenu rare. Quelques équipes fonctionnent encore de cette façon, mais bon nombre ont disparu. D’autres se sont adaptées en restant proches du mode de gestion collective, mais bien souvent avec des aménagements moins égalitaires (les salaires, la délégation de certaines responsabilités à des instances internes, etc.).
Notons également que certaines équipes fonctionnent sur un mode participatif quasi collectif, même dans des institutions fortement hiérarchiques. Ce peut être le cas, par exemple, d’une unité d’hospitalisation psychiatrique dans un hôpital général, ou d’un pavillon particulier au sein d’un hôpital psychiatrique. Il y a bien sûr des contraintes imposées par l’extérieur (l’hétéronomie évoquée), mais le projet thérapeutique peut s’y développer avec beaucoup de liberté et de créativité pour l’équipe et les responsables thérapeutiques .
Actuellement, dans le secteur médico-psycho-thérapeutique, la plupart des équipes et des institutions se revendiquent de la zone centrale – le mode de gestion participatif – à des niveaux variables sur notre gradient.
Ce schéma linéaire ne met cependant pas suffisamment en lumière la place de la liberté et de la créativité (deux mots qui renvoient aux intervenants sur le terrain), ni celle de la structure et de l’interactivité (deux mots qui renvoient à l’organisation du travail). Pour y voir plus clair, transformons notre ligne en un cercle.

8. Mode de direction, schéma circulaire
Si nous courbons notre droite, nous voyons apparaître un pôle Nord, un pôle Sud et une zone médiane, équatoriale.

 cercle

 

Au pôle Nord, à droite (1), figurent les institutions avec une hiérarchie de droit divin. Un chef y décide de tout et pour tout. L’équipe applique les décisions et suit les protocoles concoctés en haut. Le contrôle est scrupuleux voire rigide. Notons que ce fonctionnement peut avoir une certaine pertinence et efficacité, par exemple dans une salle d’opération.
A ce même pôle Nord, à gauche (5), apparaissent des systèmes pseudo-collectifs mais tout aussi rigides : les systèmes de gestion collective stalinienne ou totalitaires pseudo-collectifs. Ils s’articulent autour d’une théorie psychanalytique, systémique, ethnopsychiatrique ou autre, où toute pensée est ramenée à une pensée unique sous le contrôle de l’un ou l’autre gourou. Les intervenants adhèrent, ou sont supposés adhérer aux idées circulant dans l’institution.
Dans la zone équatoriale ou tropicale, à droite (2), on trouve les systèmes hiérarchiques participatifs éclairés. L’institution fonctionne avec une hiérarchie clairement identifiée, mais avec la possibilité de débats, de discussions, d’échanges. La circulation d’idées et de paroles existe, même si le chef tranchera quand il n’y a pas consensus.
Au même niveau à gauche (4), trouvent place des systèmes de gestion collective éclairée. Il y a débats, échanges, mais en l’absence d’une hiérarchie de personnes et de fonctions, l’institution a développé la capacité et les modalités de décision. C’est le vote qui permet, après débat, la décision. Ensuite, des protocoles de suivi et d’évaluation sont mis en place.
Enfin, il y a le pôle Sud (3), particulièrement intéressant pour comprendre les dynamiques institutionnelles. C’est la zone où, quel que soit le système de gestion (hiérarchique ou collectif), on est dans une gestion molle, voire paralysée. Les débats ne débouchent sur aucune décision ou, si certaines sont prises, elles ne sont ni suivies ni respectées.

9. Modes de direction et fonctionnement institutionnel
Dans la zone polaire du Nord, l’organisation du travail est maximale et sa structure prédéfinie. L’intervenant n’est pas impliqué pour penser le travail. Il exécute ce qui est prescrit et est soumis aux dispositifs et protocoles. S’il s’en écarte, il commet une faute professionnelle. Liberté et créativité ne font pas partie de son vocabulaire. Dans la partie gauche du pôle Nord (5), c’est évidemment plus subtil car ce sont moins les actes qui sont prescrits que la manière de penser.
Dans les régions tropicales et équatoriales, l’organisation est modulable par l’équipe. Chacun a la responsabilité d’être critique envers le travail et il est attendu que de sa place, il puisse interpeller le fonctionnement et amener sa pierre à la construction du projet.
Au pôle Sud, tout le monde se plaint de l’organisation dysfonctionnelle. Paradoxalement, chacun devient, ou se sent, seul responsable dans son travail, est insatisfait et se débrouille dans son coin. Des clans risquent de se créer. Dans notre cordée, chacun grimpe comme il peut, mais sans corde d’escalade, sans sécurité, sans repères suffisamment clairs pour s’orienter correctement.
Notons que certains professionnels apprécient un travail dans une institution de type pôle Nord. Les dispositifs et repères sont clairs et ces intervenants n’ont pas besoin de liberté ni de créativité pour se sentir bien au travail. Un cadre précis les rassure. D’autres intervenants, par contre, ont besoin de créativité et de liberté pour s’épanouir professionnellement ; ils se trouveront à l’aise dans la zone équatoriale ou tropicale.
Rares sont les intervenants heureux au pôle Sud.
Ces réflexions mettent en évidence qu’il n’y a pas un bon modèle, mais qu’il faut une cohérence entre le cadre proposé et la pratique d‘une part, et une adéquation entre modèle de gestion du projet et les aspirations des intervenants d’autre part.
Bernard De Backer (2016) a développé ce modèle de façon intéressante, en autres en y ajoutant la notion de conflictualité.

10. Effets sur la sécurité et la contenance
Il n’y a pas que l’épanouissement des intervenants, qui soit concerné par le mode de gestion. Il affecte aussi le travail psycho-éducatif et thérapeutique, la sécurité institutionnelle, ainsi que la capacité de contenance.
Au pôle Sud, nous trouvons donc des systèmes thérapeutiques mous. Ils sont soit paralysés lorsque chacun est coincé dans ses petites routines et que tout dynamisme a disparu, soit explosés lorsque débordements et transgressions ne sont ni contenus ni accompagnés.
Au pôle Nord, le système thérapeutique est rigide. Un cadre est en place, mais il est contraignant. Les débordements et transgressions des bénéficiaires sont contenus, mais souvent au prix d’une contention chimique ou de mises en isolement. Les anciens se souviendront sans doute d’une institution thérapeutique belge qui, au départ, se présentait comme un système thérapeutique dynamique et créatif, mais qui est passée par une période rigide avec des régressions thérapeutiques forcées. Les protocoles de ces régression forcée n’étaient réalisables qu’en usant de psychotropes. Avec le départ de son gourou, cette institution a pu retrouver ensuite une dimension thérapeutique unanimement appréciée.
C’est donc autour de l’équateur que ce développent, par le débat collectif au sein d’un cadre suffisamment structuré, les systèmes thérapeutiques capables de s’adapter aux difficultés et défis du terrain. Cette zone équatoriale permet de respecter la liberté pour chacun, c’est-à-dire la différenciation des acteurs professionnels au sein de l’institution, tout en maintenant la cohérence de l’équipe, le lien, l’appartenance. Nous retrouvons ici la nécessaire coexistence de deux forces complémentaires dans les systèmes vivants : la capacité de faire unité, et la capacité de favoriser l’expression de spécificités particulières aux éléments du système. C’est la notion de différenciation de soi chère à Murray Bowen (1984). Plus proche de nous, nous avons la Théorie du Milieu humain d’Etienne Dessoy (1993), (voir point 15), milieu caractérisé par un pôle de liaison-appartenance et par un pôle de déliaison-différenciation. Dans cette zone équatoriale, la liaison-appartenance nécessite une adhésion au projet et un respect des valeurs communes. La déliaison-différenciation est la capacité de tenir compte, de développer et d’utiliser les compétences multiples et différentes de chacun des professionnels.

11. « Pour arriver à faire n’importe quoi »
La formule est de Charles E. Blondiau, qui fut psychologue au KaPP pendant 15 ans. Elle signifie qu’il est nécessaire, pour assumer un travail psychothérapeutique, de pouvoir sortir à l’occasion des routines, mais aussi des protocoles et des dispositifs, du « cadre », comme on a coutume de le dire.
La différenciation donne une liberté de penser individuelle et collective, qui permet d’adapter le système thérapeutique aux difficultés rencontrées, et non l’inverse : chercher à adapter les situations problématiques au système thérapeutique. Il s’agit d’être créatifs ensemble, quitte à « sortir du cadre », si nécessaire.
Voici un exemple vécu au KaPP : un jeune garçon de 9 ans avait déjà fait l’objet de plusieurs placements décidés par le Tribunal de la Jeunesse. Il avait d’importants troubles du comportement, était en décrochage scolaire complet et, lorsqu’il revenait à la maison, ses parents étaient incapables de l’obliger à retourner à l’institution. Un placement en centre de jour semblait encore plus problématique puisqu’il fallait alors qu’il se déplace quotidiennement. Cependant, la problématique du jeune et de la famille était objectivement une bonne indication pour une prise en charge de psychothérapie institutionnelle de l’enfant. Les entretiens d’accueil se déroulèrent suffisamment bien pour eux tous. Dès lors, et malgré les difficultés prévisibles, le délégué du Tribunal et le KaPP confirmèrent l’indication.
Ce furent les parents qui étaient censés s’occuper du trajet aller-retour. Sans surprise, le jeune n’arriva pas à l’institution au jour et à l’heure dite. Impossible donc de démarrer le travail. La décision prise alors fut d’envoyer le matin l’assistante sociale de l’unité dans la famille, pour soutenir les parents et pour aider le jeune à arriver, même avec du retard, au KaPP. Autour d’une tasse de café matinale, le lien a pu se tresser entre les parents, le jeune et le Kapp. Ce dispositif a dû se maintenir pendant deux ou trois semaines pour que de nouvelles habitudes familiales puissent se mettre en place et que le garçon puisse fréquenter régulièrement le centre de jour. Il a ensuite été réorienté avec succès vers une autre institution, en accueil résidentiel.
Plus que les discours, une image représente parfaitement cette notion de possibilité de faire n’importe quoi, y compris sortir du cadre. Il s’agit de réunir les neuf points de ce carré par quatre lignes droites, sans lever le crayon (Watzlawick et al., 1975).
(solution en fin de texte)

12. Un lien attaquable mais non destructible
Quittons le terrain de l’équipe et revenons aux jeunes.
Fermeté et bienveillance sont les deux mots-clés qui devraient caractériser notre relation aux enfants et adolescents. Or, si ceux-ci viennent dans nos institutions et services, atteints d’autisme, de psychose, de troubles envahissants du développement, de troubles de l’attachement, de troubles des conduites, c’est qu’ils sont non seulement psychiquement perturbés, mais aussi relationnellement perturbants. Ils mettent à mal le lien et la relation, et ceci est inévitable.
L’équipe dans son ensemble, et chacun de ses membres, savent qu’ils seront confrontés à l’attaque du lien par des colères, des provocations, de la destruction, des fugues, des inhibitions, des mutismes. Donc, fermeté et bienveillance certes, mais en vivant avec ces jeunes un lien attaquable mais non destructible. Cette idée est déjà développée chez Donald Winnicott. La formule est ici encore de Charles E. Blondiau. Revenons à la notion de contenance dont ceci est une composante : il ne s’agit pas d’accepter les débordements et les comportements déviants en laissant-faire de manière démissionnaire, pas plus que de vouloir les « mater » radicalement et à n’importe quel prix. Nous avons, au contraire, à nous montrer capables de tenir dans le lien avec les enfants et adolescents débordants, aux comportements déviants. Ceci passe parfois par la nécessité de sortir du cadre ou d’adapter celui-ci. Ce sont par exemple des dispositifs de mise au vert ou autres éloignements temporaires. À notre avis, ces procédures ont du sens si pendant cette mise à distance temporaire, le lien continue d’être travaillé. Un jeune du KaPP écarté temporairement, gardait un contact hebdomadaire avec son psychologue, et les entretiens de famille étaient maintenus. Donc, ceci n’a rien à voir avec des exclusions vengeresses à la première transgression grave (Hayez, site internet).
Sans cette capacité de tenir suffisamment dans le lien, que se passe-t-il ?

13. Indices d’un système thérapeutique ou psychoéducatif mou, voire paralysé.
Lorsque la contenance est assurée de façon suffisante, les attaques du lien engendrent des réactions qui poussent l’équipe à se mettre en question et à adapter au mieux son fonctionnement, les dispositifs et enfin les attitudes et émotions. Dans le cas contraire, si la contenance n’est pas assurée de façon satisfaisante, l’équipe dérivera vers des zones d’impuissance, rendant les jeunes seuls responsables des difficultés rencontrées. Voici quelques exemples d’indices de dysfonctionnements débutants ou avérés :
- Les plaintes stériles à la direction. Il est nécessaire que la ou les personnes en place de direction/coordination/chef d’équipe, peu importe leur appellation, jouent un rôle dans l’interactivité et dans les relais indispensables pour intervenir dans les opérations de contenance. Dès lors, le dysfonctionnement se repère lorsqu’un clivage s’établit entre le terrain qui se sent débordé, voire mis en danger par les comportements des bénéficiaires, et une direction volontairement ou involontairement en retrait. Une escalade s’ensuit, avec de plus en plus d’appels plutôt vains à la direction, qui intervient ponctuellement sans vraiment engager sa force, ou reste davantage encore en retrait.
- L’appel aux autorités mandantes. L’appel d’une équipe au juge référent (ou au directeur du SPJ, ou conseiller de l’aide à la jeunesse, ou toute autorité mandante, selon les situations) a tout son sens dans le dispositif d’aide à certains jeunes. Si la contenance est bonne, cet appel se fait dans le lien entre jeunes et l’équipe. Lors de déficit de contenance, cet appel est une étape rapprochée vers la rupture de lien et vers le renvoi.
- L’inhibition relationnelle éducative. Les professionnels n’arrivent plus à maintenir la fermeté évoquée dans les « huit mots » de notre introduction. Il n’y a plus qu’une pseudo bienveillance qui est, en fait, un laisser-aller éducatif. Bien sûr, toutes les transgressions des enfants ou des adolescents pris en charge n’ont pas à être repérées et sanctionnées (De Keyser & Kinoo, 2017). Il arrive que l’adulte ferme les yeux, estimant que l’abstention de réaction est une façon de reconnaître la pulsion de vie des jeunes et que des transgressions non destructives ont une fonction positive dans leur développement. Il s’agit alors non pas d’un évitement ou d’une démission, mais d’un choix psychoéducatif délibéré et assumé. Cependant, l’absence de réaction peut aussi être l’indice d’un glissement vers un manque d’encadrement sécurisant.
- La violence relationnelle éducative. À première vue à l’opposé de l’indice précèdent, ceci est également un indice de manque de contenance. L’équipe, ou certains membres, adoptent une attitude répressive, utilisent des mots irrespectueux, agressifs ou violents, des gestes inutilement brutaux. Le contexte sécurisant pour les jeunes se transforme en un contexte sécuritaire. Dans ce cas, la relation est empreinte d’un surcroît de fermeté, mais la bienveillance a disparu ou est réduite à une peau de chagrin. Cet excès de fermeté, cet irrespect, ne sont pas questionnés, ni par la direction ni par les réunions d’intervenants. Ceci signe l’incapacité de l’équipe de mettre en question certaines pratiques pour les rectifier, et viser la finalité thérapeutique et éducative de manière suffisamment bienveillante.
- L’appel à la médication psychotrope. Cet indice mérite un développement à part.
Je tiens en effet à partager mon inquiétude concernant le développement de la prescription de neuroleptiques, prescription inutile voire dangereuse dans la plupart des cas de troubles du comportement. Comme d’autres médicaments – antibiotiques, antidépresseurs, anxiolytiques – ils ont un effet thérapeutique indéniable, mais les effets secondaires d’une part, et les abus d’autre part, sont problématiques.
Lorsque j’ai commencé mon travail de psychiatre infanto-juvénile à la fin des années 70, l’usage de psychotropes était limité aux rares situations de psychose infantile (prescription de neuroleptiques, par exemple l’Haldol). Quelques psychiatres, ainsi que des neuropédiatres, prescrivaient un neuroleptique pour les troubles de comportement (par exemple le Dipiperon). Dans nos institutions thérapeutiques ou psychoéducatives, cette pratique était cependant largement minoritaire voire exceptionnelle.
Puis sont arrivés les neuroleptiques atypiques (par exemple l’Abilify ou le Risperdal). Ceux-ci ont obtenu l’agrément officiel pour pouvoir être prescrits dans les cas de perturbation grave du comportement. Certes, avec cette limitation (reprise ici pour le Risperdal) : « L’expérience systématique acquise avec le Risperdal est encore insuffisante chez les enfants de moins de cinq ans ». Mais donc dès cinq ans, ce serait bon ! Or, dans un cadre institutionnel de contenance bien comprise, l’approche thérapeutique et psychoéducative montre que le travail relationnel avec le jeune peut être anti-agressif, anti-anxieux, ou encore anti-dépresseur. C’est sans doute plus présomptueux de dire que la relation peut être anti-psychotique, quoique…
D’une façon plus fondamentale, la neuropsychologie nous a apporté des données qui renforcent notre conviction que le travail thérapeutique relationnel est plus pertinent chez l’enfant ou l’adolescent que le psychotrope. Comme évoqué déjà au point 2, il s’agit de la plasticité neuronale. Le cerveau de l’adolescent, et plus encore celui de l’enfant, est en plein développement, et est donc capable de mettre en place de nouveaux circuits de neurones et de synapses, de les complexifier et de les modifier. Au fil des ans, cette plasticité diminue sans complètement disparaître. Or, que fait le médicament psychotrope ? Il agit sur la transmission synaptique de circuits existants. Que fait la relation psychoéducative ? Elle crée de nouveaux circuits neurosynaptiques. L’enfant et l’adolescent peuvent donc bénéficier d’un travail relationnel, là où l’adulte devra plus souvent en passer par une médication.
La banalisation, au fil des dernières décennies, de l’usage de psychotropes neuroleptiques chez les jeunes, est devenue un nouvel indice, de plus en plus fréquent, d’un défaut de contenance .

14. Indices de systèmes thérapeutiques et psychoéducatifs créatifs
D’autres indices révèlent au contraire l’existence d’une contenance institutionnelle de qualité. De façon approximative, elle se repère dans une équipe tout simplement quand l’ambiance au travail est bonne. De façon plus spécifique, en voici quelques applications.
- Soutien entre collègues en tenant compte des différences. Les collègues sont intéressés par ce qui se passe chez le voisin. Ils évoquent spontanément entre eux, sur le terrain et autour de la machine à café, ce qui va bien et ce qui est plus difficile. Des idées d’activités en collaboration circulent : une journée sportive, une sortie à la mer, des camps pendant la période de vacances, un atelier théâtre, un projet musique ou écriture. Ce soutien s’exprime aussi dans l’organisation de l’équipe et l’adaptation de celle-ci à l’imprévu: les remplacements lors de congés de maladie peuvent-ils se faire sans devoir passer par une réquisition de la direction ?
- Une attitude de respect par rapport aux bénéficiaires. Il y a une « politesse » dans le rapport aux jeunes. Les mots irrespectueux sont bannis du vocabulaire institutionnel des intervenants.
- Une présence minimale suffisante. Les horaires sont pensés et organisés pour répondre aux besoins de contenance des jeunes. Les mercredis après-midi sont bien pourvus en personnel et ce n’est donc pas le stagiaire qui est en première ligne dans les moments difficiles.
- L’attractivité des activités. Ceci peut sembler une banalité ou une évidence, mais c’est un point capital pour les jeunes et pour l’ambiance de vie. On ne contient pas les problèmes de comportement uniquement par le « stop », l’arrêt, la sanction (même « réparatrice »). Il faut également leur permettre de prendre du plaisir dans les activités socialisantes. A nouveau : imagination, créativité, interactivité.
- Des dispositifs relais. Lorsqu’un jeune « pète un plomb » et qu’un adulte professionnel intervient, ses collègues sont attentifs à venir en soutien. Les oreilles se dressent, les portes des bureaux s’ouvrent, et chacun, quelle que soit sa place ou sa fonction, est prêt à une co-intervention, non pas pour « faire à la place » d’un collègue jugé inadéquat, mais pour l’aider dans sa fonction de contenance.
- Interactions de terrain entre éducateurs, psys et direction. Il est utile, voire nécessaire, pour l’ambiance de collaboration, qu’il y ait une proximité suffisante, tant émotionnelle et relationnelle, que géographique, entre les différents acteurs. Ceci facilite l’accessibilité spontanée qui est, au moins en partie, liée à l’organisation spatiale. Les psys, médecins, directeurs, passent-ils suffisamment dans les groupes lorsqu’existe un no man’s land de deux étages ou de 250 mètres de couloir qui les séparent, servant d’excuse pour ne pas passer dire bonjour, ne pas venir s’imprégner de la vie du groupe ?
- Capacité de supporter collectivement l’impuissance, sans bouc émissaire ni démission. Face à certaines difficultés, on ne peut que se serrer les coudes pour tenir ensemble dans le lien.
- Dernier point : un savoir-faire individuel et collectif, régulièrement discuté. Penser en équipe les outils nécessaires et les utiliser de façon réfléchie. Avec les jeunes présentant des troubles du lien et du comportement, et face à certains de leurs comportements destructeurs dangereux, il faut parfois pouvoir intervenir de deux façons extrêmes : l’isolement d’une part, et le maintien physique d’autre part. Pour que ces interventions éducatives ne soient pas des passages à l’acte, il est indispensable de pouvoir les penser. À titre d’exemple, voici un modèle qui se révèle bien utile et que beaucoup nomment la boucle d’Etienne Dessoy, reprise dans son article sur le Milieu humain (Dessoy, 1993).

15. La « boucle d’Etienne Dessoy »
Le modèle du Milieu humain est un modèle relativement complexe mais intéressant pour la compréhension du fonctionnement des systèmes. Pour un bon résumé de ce modèle, appliqué aux institutions, on peut se référer aux développements d’Anne De Keyser (2019). Je n’en reprendrai ici qu’une petite partie éclairante pour ce que nous avons désigné par « interventions extrêmes » dans le travail avec les jeunes dont nous nous occupons: la mise en isolement d’une part et le maintien physique d’autre part.
Dans les milieux humains, Dessoy distingue deux pôles : un pôle d’appartenance, de lien, de liaison. On y trouve les forces qui permettent au système de tenir ensemble pour s’organiser vers des objectifs.
Le deuxième pôle est celui de la déliaison, de la différenciation. Ici, on discerne les caractéristiques qui permettent l’acceptation des différences. Ces dernières sont nécessaires aux multiples actions du système.
Le fonctionnement correct du système dépend d’une bonne dynamique, suffisamment équilibrée, entre le pôle d’appartenance-liaison et le pôle de différenciation-déliaison.
Dessoy distingue également trois foyers : d’abord celui des croyances composé des idées qui font sens dans le système. Elles peuvent tantôt encourager une unité forte, tantôt un fonctionnement plus éclaté. Les croyances se retrouvent soit dans les discours communautaires (voire sectaires) lorsque les forces de liaison sont importantes, soit dans les discours individualisés lorsque les forces de déliaison sont dominantes.
Il y a ensuite le foyer des comportements. Il caractérise les interactions entre éléments du système : interactions tantôt complémentaires (dans le pôle liaison), tantôt symétriques (dans le pôle déliaison).
Enfin, et c’est celui-ci qui va nous intéresser, il y a le foyer de l’ambiance, ou du contact. Du côté des forces de liaison, on trouve des vécus de proximité émotionnelle. Du côté des forces de déliaison, on observera une plus grande distance émotionnelle qui opère dans l’ambiance et les contacts.
Dessoy insiste sur la nécessité d’une dynamique et d’une fluidité dans ces trois foyers pour permettre d’aller tantôt vers un pôle, tantôt vers l’autre. Cette dynamique est nécessaire pour un fonctionnement souple, capable de s’adapter aux besoins internes et aux événements externes. Trop de liaison entraîne une rigidité paralysante, rendant le système incapable de s’adapter aux événements extérieurs. Trop de déliaison amène le chaos, voire l’explosion du système.
Concernant le contact, cette dynamique peut être schématisée par une boucle. Une relation peut en effet se concevoir comme circulant sur une boucle infinie, oscillant entre distanciation émotionnelle (dont le point extrême est la rupture) et proximité émotionnelle (dont le point extrême est la fusion). En dehors de ces deux extrêmes qui signent l’une et l’autre une suspension temporaire de la circulation sur la boucle, toute relation passe par des moments de désaccord entrainant une plus grande distanciation, et par des moments de réaccordement débouchant sur plus de proximité. Le jeu relationnel idéal est d’arriver à se retrouver dans une zone suffisamment médiane, ni trop proches ni trop éloignés, dans un équilibre mouvant, et dans une ambiance tempérée, ni trop chaude, ni trop froide.

16. Lien avec la mise en isolement et avec le maintien physique
La boucle du contact présente la relation comme un tango fait d’écarts et de quasi ruptures, alternant avec des rapprochements, des quasi fusions du contact. Après un « désaccordement », il faudrait pouvoir faire un mouvement de « réaccordement », et vice-versa. La « bonne distance relationnelle » est sans cesse à rechercher.
Que voyons-nous dans les relations avec les jeunes présentant des troubles du lien ? Ils ont de grandes difficultés à y trouver un équilibre ; ils passent par des moments de violence avec colères, injures, refus, bref une recherche de mise à distance, voire de rupture, puis, parfois brutalement, ils enrent dans des périodes caractérisées par l’intrusion, le collage, la recherche de proximité. L’adulte professionnel va tenter de devenir un régulateur de bonne distance en intervenant pour ramener le jeune vers des boucles de contact moins perturbant. Pour ce faire, il a les outils psychoéducatifs simples et habituels : la parole, la main sur l’épaule (recherche de rapprochement), l’ignorance (distanciation), etc.
Où se situent nos deux outils d’interventions extrêmes ?
L’isolement est clairement une mise à distance forcée, une nette rupture du contact.
Le maintien physique quant à lui, est, dans l’optique de notre boucle, tout à l’opposé. C’est une hyperproximité physique. Dans les relations ordinaires, un adulte ne s’autorise jamais une telle proximité avec un enfant ou un adolescent. Instauré dans de bonnes conditions (sans violence ni émotions agressives de la part de l’adulte), le maintien s’arrête lorsque le contact et la relation sont redevenus plus sereins. Ceci se remarque plus particulièrement lors du maintien physique d’un jeune enfant. Revenu à l’apaisement, il reste sur les genoux de l’adulte qui l’a maintenu.
Ce modèle montre également que maintien et isolement ne sont que deux étapes, deux moments, sur la boucle. Il est nécessaire que le travail psychoéducatif se poursuive jusqu’à un réel retour à l’équilibre de la relation et du contact (ce qui, par exemple pour les adolescents, peut prendre plusieurs jours) par le biais de discussions, de réparations, bref de ce qu’on pourrait appeler la remise en ordre : les protagonistes sont concrètement revenus à un apaisement réciproque suffisant, à un équilibre de la relation et du contact… jusqu’à un nouvel épisode.

17. Finalités du travail psychoéducatif
Si cette boucle peut nous aider à mieux conceptualiser les interventions extrêmes, elle nous éclaire également sur le cœur même de l’objectif psychoéducatif. Ce dernier peut être défini par une double finalité.
La première est l’éducation-socialisation, le pouvoir vivre avec les autres. Une formule, déjà évoquée, et inspirée par le travail avec des enfants atteints d’autisme la résume : être humain parmi les humains. En utilisant les termes d’Etienne Dessoy, c’est « être dans l’appartenance et la liaison ».
La deuxième finalité est la subjectivation. Il s’agit d’aider l’enfant ou l’adolescent à devenir un sujet adulte, c’est-à-dire dans toute la mesure du possible, libre et responsable, capable de poser des actes réfléchis et délibérés, et si nécessaire, dans la désobéissance et la transgression. Dans le modèle Dessoy, c’est : « pouvoir aller vers la différenciation et la déliaison ».
Le travail psychoéducatif consiste donc à développer chez les jeunes cette capacité de respecter les règles et les normes (liaison, appartenance, socialisation), et en même temps de pouvoir faire des choix, y compris celui de ne pas les respecter, mais de façon consciente, réfléchie et contrôlée (déliaison, différenciation, responsabilisation). Jacques Marpeau (2018) définit la finalité 1 comme socialisation normative et la finalité 2 comme socialisation subjective.

18. Le travail avec les parents (1) : l’accueil (ou le portage, ou le phorique)
Dans les huit mots présentés comme repères dans l’introduction, empathie et exigence synthétisaient les bases du travail avec les familles. Développons cette conviction en présentant trois champs complémentaires nécessaires pour associer les familles à la psychothérapie institutionnelle.
Le socle sur lequel se construit le travail avec les parents implique une dimension d’accueil et de soutien : l’empathie, la capacité de les rejoindre dans leurs émotions et leurs souffrances. Pierre Delion (2019) et d’autres collègues comme Didier Robin (2019-1), parlent de la dimension phorique du travail thérapeutique. Il s’agit concrètement de permettre aux parents de se sentir soulagés d’une partie du poids des difficultés et des souffrances vécues en famille. Bien souvent, ces familles vivent dans l’inquiétude et l’insécurité, tant pour des raisons émotionnelles et relationnelles internes, qu’en conséquence du poids du regard social (famille élargie, voisinage, milieu scolaire). On juge mal tant leur enfant, que leur incompétence et leur dysfonctionnement supposés.
Mettre en place un lien où les parents se sentent peu à peu en sécurité, puis en confiance, constitue cette fonction phorique.
Cette qualité d’accueil est nécessaire dès les premiers moments du contact : une disponibilité téléphonique claire, avec un interlocuteur institutionnel capable de donner des renseignements suffisamment précis sur le service, d’expliquer l’itinéraire, mais aussi de comprendre suffisamment le contexte pour inviter les membres de la famille (et autres intervenants, le cas échéant) nécessaires à un premier entretien d’accueil. Ensuite, il s’agit de veiller à un bon accueil dès l’arrivée dans l’institution, ce qui passe, par exemple, par le fait de recevoir à l’heure pour le premier entretien.
Lors de cet entretien, au KaPP, il ne nous semble pas utile de nous attarder trop sur une anamnèse longue et exhaustive. Nous prenons plutôt le temps de présenter le service et aussi d’écouter : Qu’attendez-vous de nous ? Quels seraient pour vous les objectifs du travail avec votre enfant ? L’objet de cet article n’est pas de détailler une technique d’entretien, mais d’insister sur l’importance de l’enjeu émotionnel qui se déploie lors de ce premier contact.
En voici un exemple : un jour, le « centre de ressources autisme » des Cliniques Saint-Luc nous demande si nous pouvons organiser une rencontre en urgence. Des parents allaient venir pour un entretien chez eux durant cette journée et ils apprendraient à cette occasion que leur petite fille de trois ans était atteinte d’autisme. Or, leurs deux aînés portaient déjà ce diagnostic. Il se fait qu’il nous était possible d’accueillir l’enfant dans notre hôpital de jour dans un délai assez bref. L’entretien de pré-accueil fut alors mis en place le jour même, dans la foulée de la remise du diagnostic. Ce fut bien évidemment émotionnellement intense et bouleversant. Plus tard, les parents nous ont reparlé de ce qu’ils avaient vécu et de la lueur qui est apparu à ce moment-là dans le tunnel noir de leur trajet de parents d’enfants autistes.
Certes, les premiers entretiens ne suscitent pas tous autant d’émotions, mais pour chaque parent, ils constitueront le point de départ d’une collaboration souvent longue et difficile. Il sera important pour eux de comprendre d’abord, et d’accepter ensuite « suffisamment bien » le programme proposé. Aussi est-il essentiel que cela se passe via la construction d’un lien de confiance. Cette confiance provient du sentiment que le traitement pourra aider leur enfant, mais aussi, plus confusément, qu’ils se sentent respectés et que cette prise en charge pourra les soulager dans leurs propres difficultés et inquiétudes. Ce n’est donc pas uniquement un accord raisonnable et intellectuel qui se noue à ce moment, il se joue également au niveau du ressenti, des impressions. Or, on n’a qu’une seule fois l’occasion de faire une première bonne impression…
Le lien thérapeutique se construit donc pour une bonne part sur un socle d’authenticité, de sécurité et de confiance. Quelle que soit l’expérience ou la réputation d’un service, il n’y a aucune raison impérative pour les familles, de nous faire confiance parce que nous sommes des professionnels diplômés et agréés. Ce lien de confiance est à retisser chaque fois, de façon particulière, pour que les parents puissent se sentir en sécurité dans le lien thérapeutique. Le sentiment de confiance provient évidemment d’éléments objectifs (l’évolution de l’enfant au sein du service) mais aussi de toute une série d’éléments plus subjectifs liés à l’ambiance, au type de contact que nous avons avec eux.

19. « Un diagnostic n’a jamais guéri personne »
Le lecteur l’aura sans doute deviné, dans ce type d’entretien, la question du diagnostic est loin d’être centrale. Elle risque même d’être incongrue et contre-productive dans la mesure où elle peut être un arbre-étiquette qui cache la forêt des comportements, émotions, idées et relations, spécifiques pour chaque situation.
Un diagnostic n’a jamais guéri personne. Le travail thérapeutique ou psycho-éducatif ne traite pas un diagnostic ; il traite chaque enfant, chaque famille, dans un lien et selon des modalités à construire chaque fois de façon singulière.
Au mieux, le mot-diagnostic peut faire gagner du temps entre professionnels. La plupart des métiers ont leur jargon avec des termes compris entre collègues et initiés. En dehors de leurs milieux professionnels, les mots du jargon des électriciens, mécaniciens et autres informaticiens ne suscitent que perplexité et incompréhension. Il en va de même pour nos interventions « psy ». Ce qui préoccupe les parents – et devrait préoccuper les professionnels « psy » –-, c’est : « Comment faire pour améliorer la situation ? », avec les attentes propres à chacun autour de l’idée d’« améliorer ». Devant une panne de voiture, le quidam n’attend pas de l’électromécanicien le diagnostic de « l’électrovanne du régulateur de pression de carburant est hors d’usage ». Sa question est : « Est-ce réparable ? Et si oui, dans quel délai et combien ça va coûter ? ». Dans une situation « psy », cela devient : « Est-ce une bonne indication pour un traitement dans vos cordes? » et « Qu’est-ce que cela implique comme investissement (financier et émotionnel) de notre part ? »

20. Et quand les parents sont séparés…
L'autorité parentale restant conjointe – dans la plupart des cas – après la séparation, l'intervenant est légalement obligé d'informer les deux parents et d'obtenir leur accord avant la mise en place de tout traitement. Rappelons en effet que les médecins ne peuvent que proposer des traitements, mais que c'est l'adulte majeur qui décide (ou non) de les appliquer. Pour des mineurs, c'est l'autorité parentale qui décide.
Ceci vaut bien évidemment pour les traitements psychothérapeutiques et donc pour un accueil dans une unité de soins psycho-éducatifs. On pourrait dire en quelque sorte que la loi rappelle aux intervenants médico-psycho-sociaux qu'ils doivent jouer le jeu de la coparentalité. Ce rappel est important car on observe encore que des intervenants se satisfont de l'accord du seul parent demandeur.
Plus fondamentalement encore que l’exigence légale ou déontologique, la participation des deux parents est capitale dans la mise en place du cadre thérapeutique et ensuite, dans le décours du travail avec les enfants. Si les mères sont traditionnellement plus promptes à s’occuper des soins des enfants et donc des contacts avec les médecins, les psys et les autres soignants, la question de la place du père concerne tous les aspects du développement de l’enfant, y compris bien évidemment celui des soins psychologiques ou relationnels.
Cette quasi évidence concernant l’importance de la place du père, soutenue par la plupart des professionnels de l’enfance, analysée et commentée très largement dans la littérature, se heurte pourtant encore bien souvent à des pratiques privilégiant la participation d’un seul parent – le plus souvent la mère – à l’essentiel du travail thérapeutique.
La proportion de “mères en première ligne pour les soins” augmente encore lorsque les parents sont séparés. Si des pères prennent parfois l’initiative de contacter l’intervenant médico-psycho-social, ils restent minoritaires. De toute manière, la question qui nous occupe n’est pas là : quel que soit le parent qui contacte, il importe d’impliquer l’autre, que les parents soient cohabitants ou séparés.
La thérapie familiale, vraisemblablement plus que d’autres approches thérapeutiques, a développé une méthodologie où le “setting”, la mise en place de départ impliquant les divers membres de la famille, a toute son importance.
Ce que je tiens à souligner concernant cette mise en place du cadre, c’est que dans des situations de séparation en particulier, s’il implique dès que possible les deux parents (c’est-à-dire s’il obtient sinon un accord, du moins un contact préalable dans toute la mesure du possible, avant la rencontre avec l’enfant), le thérapeute donne un signal fondamental signifiant :
- la reconnaissance pour l’enfant de l’égale valeur de ses deux parents ;
- corollairement, la reconnaissance que, même séparés, sa double filiation – maternelle et paternelle – reste reconnue et respectée ;
- une position de thérapeute non pas dans une “neutralité”, mais dans un double engagement, une double loyauté, comme l’est l’enfant lui-même, avec l’un et l’autre parent.
Au même niveau de principes fondamentaux, il y a une dimension « clinique » importante : lorsque des parents s’opposent dans d’importants conflits concernant l’enfant, celui-ci se trouve pris dans un conflit de loyauté. Dès lors, si l’intervenant peut lui dire: « Je sais comme toi que tes parents sont toujours en grande dispute, et qu’ils sont rarement d’accord entre eux. Cependant je les ai rencontrés l’un et l’autre. Ils sont tous les deux d’accord que tu viennes dans notre unité, et qu’on essaie de trouver tous ensemble ce qui pourrait t’aider à bien grandir et aider ta famille à trouver des améliorations pour que chacun puisse s’y sentir mieux », cet intervenant permet ainsi à l’enfant d’entrer dans le travail à sa place d’enfant, c’est-à-dire fils ou fille de l’un et l’autre parent.
A titre d’information, jamais un juge ne m’a refusé un permis de visite pour rencontrer un parent emprisonné.

21. Le travail avec les parents (2) : le pilotage
Outre la dimension d’accueil , il est tout autant nécessaire de générer ce que l’on pourrait appeler une fonction de pilotage, en accord avec les parents. Rappelons que le professionnel n’est qu’un « proposeur de soins », les parents étant les « décideurs ». Tout au long du travail, parents et institution ont dès lors à s’accorder sur les prises de décisions thérapeutiques .
L’éthique, la législation (cf. la loi belge de 2002 concernant les droits du patient) et la déontologie médicale ont mis l’accent ces dernières années, sur le nécessaire consentement éclairé du patient concernant son traitement. Dans le domaine médico-psychologique plus que dans d’autres, il est sans doute plus complexe de donner les informations accessibles et pertinentes qui permettent ce consentement éclairé. Nous n’avons pas une liste de pourcentages d’effets secondaires à présenter comme dans les notices pour les médicaments ou dans les protocoles préopératoires. Nous pouvons néanmoins témoigner de nos propres difficultés et limites. Nous devons aussi d’emblée parler de ce que nous attendons d’eux et de ce que nous pouvons leur offrir en termes de collaboration.
Si la dimension d’accueil est le moteur subjectif de l’alliance thérapeutique, le pilotage en constitue la dimension objective. Sur quoi pouvons-nous nous mettre d’accord ? Quelles vont être nos repères communs ? Comment partager ce qui est vécu en famille avec les professionnels, et comment la famille peut-elle accepter et s’engager dans un travail de guidance ? Comment partager avec elle ce qui est vécu en institution par les professionnels et comment l’équipe peut-elle accepter les remarques et critiques venant des parents ?
Le travail relationnel avec les parents doit développer l’appartenance de la famille à un nouveau système que nous nommerons « famille et institution en cours de thérapie institutionnelle pour l’enfant ». Nous avons souligné l’importance des premiers moments du lien pour construire ce système. Nous sommes ici dans ce qu’Etienne Dessoy appelle le pôle de liaison et d’appartenance : ce qui nous rassemble, et ce qui nous est commun.
Nous avons déjà évoqué les travaux de Pierre Delion et d’autres collègues à propos de la fonction phorique. Le « pilotage » n’est pas sans rapport avec la fonction métaphorique, complémentaire des fonctions phorique et sémaphorique (voir point suivant) : « …la fonction métaphorique apparaitra par une production de nombreux décalages et de pensées nouvelles » (Robin, 2019-2). Cependant, pour assurer le pilotage (et pour arriver à la fonction métaphorique), il faut passer d’abord par une étape de différenciation, d’explicitation de points de vue différents, pour en arriver ensuite à l’accord et à l’accordage. En effet, pour se mettre d’accord, il est nécessaire de passer préalablement par la confrontation des différences, voire des désaccords, et négocier ce qui en résulte. D’où ce qui suit…

22. Le travail avec les parents (3) : la recherche du sens
Le travail psychothérapeutique est souvent défini comme une recherche de sens concernant les émotions, les idées, les comportements et les relations. Or, on ne peut explorer ce champ avec la famille que s’il y a un lien de confiance construit par la dimension d’accueil (phorique) et une adhésion suffisante au projet thérapeutique (pilotage). Évidemment, il est artificiel et réducteur de séparer ces trois champs. Sur le terrain, ils sont intimement intriqués, et cette intrication est le cœur même du travail tout au long du séjour.
Si avec les patients adultes, il y a habituellement une ouverture rapide vers le champ du sens, par contre, avec des parents confrontés aux difficultés de leur enfant, il est souvent nécessaire de cheminer dans ces trois champs en ne cherchant pas trop vite à s’engager dans la recherche de sens proprement dite. Ils sont souvent en « attente symptomatique » : que leur enfant atteint d’autisme commence à parler, qu’un garçon présentant une phobie scolaire retourne à l’école, qu’une jeune fille anorexique se remet à manger, que les crises de colère et d’explosions violentes de leur rejeton s’apaisent.
Le passage nécessaire par un travail psychologique familial autour du sens des émotions, représentations mentales, relations et comportements peut prendre du temps. En se référant aux deux pôles d’Etienne Dessoy (1993), ce passage offre un temps et un espace de différenciation. La recherche de sens passe par le repérage des différentes subjectivations. Il faut prendre en compte les idées, les attentes, les émotions du père, celles de la mère, celles du jeune, celles des nouveaux conjoints des parents lorsque ces derniers sont séparés,… et dans certains situations, celles de grands-parents, ou d’autres personnes importantes de la famille, celles des intervenants. C’est l’écoute et la mise en évidence de différentes pièces d’un puzzle, de morceaux de « représentations mentales » du système famille-institution qui permet de faire sens. Ce point-ci n’est pas sans rapport avec la fonction sémaphorique : « A partir de de la base de la sécurité qu’offre la fonction phorique, la fonction sémaphorique devrait permettre les échanges de signes dont chacun se retrouve porteur » (Robin, 2019-3).
Chacun doit partager ce qu’il pense concernant les besoins de l’enfant et de façon plus générale, de son fonctionnement. Il ne s’agit pas d’aller trop vite, afin de ne pas imposer les représentations des intervenants aux parents. Cette étape de différenciation des représentations (fonction sémaphorique) avec recherche du sens, permet d’arriver aux décisions thérapeutiques et aux modifications du fonctionnement familial (fonction métaphorique), bref à une nouvelle étape de pilotage.
Dans le travail de psychothérapie institutionnelle avec les enfants et les adolescents, cette étape nécessite que face à la famille, les intervenants puissent témoigner eux aussi de leur propre engagement émotionnel et relationnel, des idées, questions et incertitudes personnelles, de leur contre-transfert (pour les analystes) ou de leurs résonances (pour les systémiciens), avec la jeune anorexique pendant des repas, avec le jeune phobique scolaire lors de l’accompagnement des premiers retours à l’école, ou au cours des ateliers avec les petits autistes, caractériels, ou autres dysharmoniques. Bien plus que des explications clonées depuis les théories sur le psychisme – qu’elles soient systémiques, psychanalytiques, cognitivo-comportementales, ethnopsychiatriques ou autres –, c’est le partage des vécus de la subjectivité entre familles et professionnels qui va faire sens .

23. De quelques dispositifs
A nouveau, ces trois champs peuvent être représentés sous forme d’un nouage borroméen :

 

 parents

 

Le nouage fait apparaître qu’il n’est pas question de faire des étapes successives, mais qu’il est nécessaire de les intégrer à des degrés variables dans le temps, pour former le dispositif thérapeutique institutionnel.
- L’entretien de pré-accueil, déjà évoqué, en est le premier exemple évident. Le processus d’accueil nécessite un travail dans ces trois champs qui doit permettre à la famille (les parents et l’enfant) - de se sentir accueillie ; - d’aborder, dans une certaine mesure, la question du sens et des représentations ; - et de se mettre d’accord sur des objectifs communs. Une formule utilisée au KaPP, très générale certes, mais qui nous a toujours semblé pertinente pour présenter notre travail est : aider votre enfant a bien grandir. Elle permet d’avoir une représentation large et juste à la fois, où chacun peut s’y retrouver. Ensuite on entrera dans les détails.
- Autre exemple, les ateliers avec les parents. Ils permettent d’éviter le face-à-face habituel des « entretiens parents » dans le bureau du psychologue ou du pédopsychiatre. Certains parents sont à l’aise dans le face-à-face, mais à Bruxelles par exemple, bon nombre de familles d’origines diverses (pays de l’Est, d’Afrique du Nord, d’Afrique noire) ne sont pas à l’aise dans un bureau face à des professionnels même sympathiques et bienveillants. Des ateliers avec l’enfant, en présence des parents, peuvent favoriser l’engagement dans les trois champs.
- Concrètement, ce sont des ateliers autour du langage avec le logopède, autour du corps avec le psychomotricien, autour du jeu avec l’éducateur. Ce dispositif est souvent plus pertinent avec les jeunes enfants qu’avec des plus âgés ou des adolescents. Un parent (ou les deux) participe(nt) avec lui à un atelier animé par le psychomotricien, ou le logopède, ou l’éducateur. Le professionnel qui a préparé l’activité est attentif pendant l’atelier aux besoins de l’enfant. Le psy ou le médecin participe également à cet atelier et sera plus attentif aux parents, à leurs comportements, leurs réactions, leurs questions et leurs émotions. Les deux intervenants, chacun selon son style, seront attentifs et interactifs dans la relation parents-enfants pendant l’atelier (Brice et al,, 2008 et 2009).
- Le thé à la menthe. Les mamans bruxelloises nord-africaines ou d’Afrique noire sont parfois intimidées et fort silencieuses lors des entretiens de famille. Souvent, elles ne maîtrisent pas la langue française et, bien qu’elles soient en première ligne éducative en famille, elles laissent fréquemment la parole au père lors des entretiens. Il y a bien sûr différentes façons de leur donner la parole, mais les « ateliers thé à la menthe » nous ont permis d’aller plus loin pour les écouter. Il s’agit d’ateliers de femmes, animés par des professionnelles femmes, avec au KaPP, la chance d’avoir une infirmière arabophone. Les dimensions d’accueil et de sens sont bien présentes dans cette rencontre autour du thé. Quant à la dimension pilotage, elle est reprise lors des entretiens de famille en présence du père (Anglada et al., 2015).
- Les ateliers repas. Au KaPP, étant donné la proximité du service de pédiatrie, nous recevons assez souvent des jeunes enfants âgés de un à cinq ans, souffrant d’anorexie. Une fois l’amélioration symptomatique entamée dans l’unité par les intervenants, les parents sont invités à des ateliers repas, dans l’unité d’abord, au domicile familial ensuite. Une maman, voilée et silencieuse, s’est peu à peu dévoilée, dans tous les sens du terme, lors de ces ateliers, mettant la main à la pâte pour la préparation des repas avec les intervenants.
- Les papas à la piscine. Un père présentant des troubles psychiatriques a été invité à une sortie piscine avec son fils. Un autre a accompagné son enfant lors de l’atelier escalade. A partir de ces expériences triangulaires (enfant – parent - intervenants), les besoins de l’enfant et les attitudes des adultes pour y répondre ont pu être abordés plus facilement et plus concrètement.
Ceci illustre que, dans nos institutions, le travail psychothérapeutique avec les familles peut absolument sortir du traditionnel bureau d’entretien. À chacun d’être créatif pour mettre en place des dispositifs pertinents.

24. Pour conclure : les professionnels sont aussi des modèles d’identification, tant au niveau individuel que collectif
Les intervenants ont comme finalité de faire progresser l’enfant tant vers le vivre ensemble que vers la subjectivation, en lui permettant, d’une part, d’évoluer « suffisamment bien » dans le groupe et dans l’appartenance, et d’autre part, dans toute la mesure du possible, de devenir libre, responsable et créatif.
Depuis plus d’un siècle, les théories freudiennes ont souligné la fonction des parents comme « modèles d’identification » pour leurs enfants. L’intervenant en institution l’est également. Il ne suffit pas de dire à l’enfant ce qu’il faut faire. Les adultes professionnels, et l’équipe dans son ensemble, impactent également son développement par leurs manières d’être et par leurs manières de faire, individuellement et collectivement.
Dans le travail institutionnel thérapeutique, nous ne sommes pas seulement des éducateurs, des soignants ou des pédagogues transmettant un savoir et un savoir-être, nous sommes aussi, de façon implicite mais capitale, des modèles d’identification tant sur le plan individuel que collectif.
D’où cette conclusion, pour l’équipe et pour chacun de ses membres, qui reprend les mots-clés du début :
- Nécessité collective de structure et d’interactivité ;
- Nécessité individuelle de liberté et de créativité.

25. Solution du point 11 : « Pour arriver à faire n’importe quoi »

Références
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