C. Lebrecht, Ph. Kinoo (2010), Des loups dans la bergerie. Accueil des pères en maison d'hébergement pour "femmes battues", Enfances/Adolescences, vol. 17, 2010/1.
Le cadre de notre travail se situe dans la maison d’accueil "Open Deur – Porte Ouverte", qui accueille une population de femmes seules ou accompagnées d’enfants.
Bon nombre ont connu des violences conjugales.
Le travail avec les pères des enfants a pris forme petit à petit. Il est en constante évolution et s’adapte à chaque situation, c’est un travail relationnel sur mesure, il ne s’agit pas de prêt à porter.
Quelques réflexions préalables.
Dans un premier temps, il y a maintenant plus de 15 ans nous avons commencé à investir davantage dans le travail d’accompagnement des enfants hébergés avec leur mère, ce qui a amené à investir dans l’aide au lien mère-enfant.
Au fil du temps, et grâce notamment à nos supervisions et aux questions soulevées, la question du "père" devenait incontournable.
Il nous est apparu évident que si nous voulions soutenir les enfants dans ces moments difficiles que sont ces ruptures, il fallait leur donner des points de repère, les situer dans leur histoire. Mais cela ne peut se faire qu’en accordant une place à leur père. Et pas uniquement dans le discours, aussi en favorisant le lien avec lui.
C’est ainsi que petit à petit, lors de nos réunions, lorsque nous parlions d’un enfant, la question du lien à son père était posée. Ce dernier devenait plus présent dans notre esprit. Même s’il était encore absent, il n’était plus ignoré. Lors de nos rencontres avec la mère, sa place était interrogée.
Nous avons élaboré, réfléchi, résisté à certains moments, car nous accueillons un certain nombre de femmes gravement perturbées ou blessées par leur relation conjugale. Souvent le père de leur enfant est également celui qu’elles ont quitté dans l’urgence ou après beaucoup de souffrances, d’échecs ou de violences.
Le père des enfants n’est dès lors habituellement pas le bienvenu pour les mères.
Comment dans leur situation peuvent-elles encore penser que ce mari si mauvais pour elles, pourrait être encore important pour leurs enfants ?
Cela paraît impensable pour certaines, au point de nous faire parfois oublier son existence. Dans beaucoup de situations, nous avons le sentiment que ce sont les mamans qui décident si oui ou non les papas ont le droit de voir leur enfant. Elles se donnent en quelque sorte le pouvoir de décider de la relation et du lien qui pourra exister entre le père et l'enfant.
Or un des droits fondamentaux de l’enfant, est son droit aux relations avec son père et sa mère.
Les enfants qui accompagnent leur mère en maison d’accueil, ont ni choisi, ni décidé de cette situation. Ils n’ont bien souvent pas été préparés à quitter leur papa, leur logement, les amis, l’école, les habitudes. Ils ont tout quitté. La maman les a pris et ils sont plongés dans l’inconnu du jour au lendemain. Certains posent des questions, s’expriment à leur façon. D’autres se taisent. Leur seul point de repère, c’est leur maman. Alors ne leur faut-il pas beaucoup de courage, pour simplement oser prononcer le mot "papa", pour oser y penser et le dire, et encore plus oser réclamer sa présence, alors qu’il est parfois un monstre pour la maman.
Les enfants ont besoin de leur mère, ont besoin de se sentir aimés par elle, et peuvent craindre de la blesser et de perdre son amour en montrant de l’intérêt pour leur père. Certaines mères peuvent être tellement fragiles, qu’elles se sentent elles-mêmes abandonnées par leur enfant si elles ne sont pas la seule personne importante pour lui.
Bien entendu, certaines situations sont plus sereines et ces questions ne se posent pas de cette façon.
Donc, progressivement, les papas sont devenus plus présents tant dans les réflexions que le travail de l’équipe. Et il était évident que nous devions faire la différence entre la relation conjugale, et la relation parentale.
Quelle que soit la situation conjugale, l’homme restait le père de ses enfants. Et cela, quoi qu’en pense la mère.
Fin 2001, parallèlement à nos réflexions, à nos rencontres, à nos essais et sous l’impulsion de la Fondation Roi Baudouin lors d’un appel à projets autour des familles monoparentales, nous avons pu investir dans l’aménagement d’un espace réservé aux rencontres avec les papas. Du temps a alors également été prévu pour ce travail.
Si vous visitez la maison, vous pourrez remarquer que l’entrée de l’espace réservé aux pères se fait au n°34, tandis que l’entrée pour les femmes se fait au n°30. C’est délibérément que nous avons distingué les deux entrées.
Ainsi, lorsqu’un père vient rendre visite à ou parler de ses enfants, il ne vient pas sur le territoire de son ex-femme. Même si lui essaie de confondre les fonctions, l’espace lui indique clairement qu’il est là en tant que père et que nous n’allons pas tout mélanger. Nous marquons ainsi qu’il y a une place pour chacun des parents auprès de l’enfant. Les enfants viennent de l’espace maternel dans l’espace paternel, par une porte intermédiaire.
Pour avoir accès au père des enfants, le travail préalable consiste à créer un lien de confiance avec la mère, à la rassurer sur sa capacité d’être une bonne mère pour son enfant, à l’aider à retrouver ses ressources personnelles auprès de ses enfants. Tout ceci à travers les moments de la vie quotidienne du centre d'accueil: les repas, les devoirs, les soins, les jeux, le coucher,…
La maman doit d’abord être sécurisée concernant sa propre relation avec l’enfant et reconnue comme mère pour accepter que quelqu’un d’autre, un tiers (et donc aussi le père) ait accès à son enfant.
Lorsqu’une maman arrive à La Porte Ouverte accompagnée par un ou plusieurs enfants, on lui demande comment se déroulent les contacts des enfants avec leur père, s’il y a ou non quelque chose de prévu ou d'organisé.
On l’informe à ce moment de la possibilité pour le papa des enfants de venir les voir dans un espace prévu pour ces rencontres.
Lorsque la mère est bien installée avec ses enfants depuis un moment, que nous la connaissons un peu mieux et que nous nous y retrouvons un peu dans la situation familiale, que nous avons connaissance de l’éventuel jugement concernant l'hébergement des enfants, et si des visites du père n’ont pas encore eu lieu de façon spontanée, nous parlons alors plus en profondeur avec la maman de la place que le père pourrait avoir auprès de ses enfants. Nous en parlons aussi avec les enfants. Ensuite si c'est possible, nous prenons contact avec le père pour un premier entretien, pour faire connaissance et voir si des rencontres entre lui et les enfants sont envisageables. Nous pouvons ainsi situer son cadre de vie, avoir ses coordonnées, l’entendre préciser les décisions prises concernant les visites, sentir son intérêt pour l’enfant, ses liens avec sa famille,… bref, son point de vue sur la situation.
Nous accordons beaucoup d’importance à établir un rapport de confiance avec le père, à avoir un bon contact avec lui, avant de proposer des visites régulières dans le cas où rien n’est encore établi.
Nous rappelons régulièrement aux mères, que le mari ou compagnon qu’elles ont quitté, restera toujours le père des enfants, et que c’est important qu’un lien subsiste entre eux. Il est clairement dit que les rencontres ne concerneront pas la relation conjugale, que nous distinguons bien les deux liens et que seul le lien parental est abordé avec le père.
Bien entendu, si des pères ne veulent pas nous rencontrer ou revoir leurs enfants, nous ne pouvons pas les y forcer. Nous ne sommes pas là que pour faciliter et encourager le lien.
En fonction du contexte, lors des visites les pères sont seuls avec leur enfant ou sont accompagnés par un membre de l'équipe.
Lors du départ des mamans et de leurs enfants de la Porte Ouverte, si c’est encore nécessaire, il est possible de continuer un petit moment les rencontres à "l’espace pères", le temps qu’autre chose soit mis en place en dehors de notre service.
Dans la pratique, nous sommes amenés à rencontrer une grande variété de situations. Nous devons sans cesse nous adapter. Il est important de faire preuve de souplesse, que ce soit au niveau horaire ou de circonstances. Les maîtres mots seraient "s’adapter", profiter des occasions, de l’instant pour créer un lien et avoir la croyance que ce papa qui est là, a quelque chose de bon à apporter à son enfant.
Bien souvent, ces hommes n’ont pas de lieu pour parler, pour déposer leur tristesse, leur colère, leur désespoir. Bien souvent, ils se retrouvent seuls après le départ de la mère et des enfants.
Si on leur propose d’aller consulter "ailleurs", rares sont les situations où cela se fera.
Tout l’art de l’intervenant sera d’être à la fois contenant et à l’écoute des émotions. De pouvoir entendre la situation sans trop écouter ce que ce père pourrait essayer de glisser concernant sa femme, et de ramener la rencontre vers un contenu centré sur les enfants. Cela demande du temps, de la patience et du non jugement… Ce n’est pas toujours possible évidemment!
Pour illustrer notre travail, voici quelques exemples:
Un jeune adolescent n’avait plus de contact depuis très longtemps avec son père. La mère était arrivée dans notre maison, suite à des difficultés étrangères à ce père. Elle était assez débordée, se plaignait de l’absence du père de son fils. Des mesures légales concernant les visites avaient été prononcées mais n'étaient pas respectées.
Nous avons établi un premier contact avec le père et il nous est apparu combien cet homme avait des difficultés à prendre sa place auprès de son fils. Il n’assurait pas une position d’autorité. Si son fils disait qu’il ne voulait pas le voir ou s’il ne donnait pas signe de vie, il n’insistait pas car "un enfant ne doit pas être forcé d'aller chez un parent". Nous avons expliqué que dans la situation de son garçon, c’était important que celui-ci puisse percevoir qu’il avait un père qui décide et prenne sa place, que ce n’était pas à l’enfant de décider et de diriger la famille. Nous avons parlé de l’importance de trouver un accord entre parents sur une organisation des week-ends et vacances et de s’y tenir. Par des entretiens croisés avec père et mère, un accord pour les week-ends a été trouvé. Le garçon a fait de nouvelles expériences en allant chez son père. Comme ce dernier était coiffeur, il était fier de montrer à son fils ce qu’il faisait. De son côté, le papa était heureux de revenir nous raconter ce qui s’était passé. Il s’est senti reconnu et soutenu dans sa fonction paternelle. Cette année-là, il nous a demandé d’organiser un planning pour passer des vacances à l’étranger avec son fils dans sa propre famille, en respectant les accords faits avec la maman. Parallèlement, nous soutenions la maman pour qu’elle encourage son fils à respecter les accords.
Ici notre fonction fut d'ouvrir une place au père dans la relation mère-fils, puis de soutenir la construction d'un lien père-fils, avec un père qui doutait de lui-même.
Dans un autre cas, la mère de deux enfants se plaignait que le père de qui elle venait de se séparer ne prenait pas ses responsabilités et ne l’aidait pas dans son rôle parental. Le père a accepté de venir parler des enfants, de sa situation. Lors de ces entretiens, nous avons un peu abordé son histoire familiale, sa relation avec ses propres parents. Il a parlé de lui, de qui il était, et petit à petit, il est apparu que cet homme avait très peur de mal faire. Sa femme ne supportait pas qu’il soit différent d’elle, il ne pouvait pas se montrer spontané avec ses enfants et donc il s’effaçait de plus en plus, ce qui énervait la maman et entraînait des difficultés dans le couple.
Dans cette situation, nous avons fait quelques entretiens de couple. Madame a accepté de confier les enfants au papa lorsqu’elle travaillait, tout en exprimant sa crainte de se séparer de ses enfants. Le père lui a montré qu’elle pouvait compter sur lui.
Nous avons appris quelques mois plus tard, que le couple revivait ensemble.
Apparemment ici, l'écoute de l'un et l'autre parent a permis à chacun d'eux d'aborder leurs souffrances individuelles et partagées, puis de les aider à se ré-engager dans une vie familiale commune.
Dans une autre situation, un conjoint séparé terrorisait sa compagne et l’équipe était assez hostile à ses visites. Il était imposant, autoritaire, pas très sympathique et impressionnant. Le couple n’avait pas d’enfant. Au début de son séjour, Anita découvre qu’elle est enceinte. Or une des raisons de la mésentente conjugale était en lien avec le fait qu’ils ne pouvaient avoir d’enfant. Lors d’une rencontre, Monsieur apprend donc que son (ex)compagne est enceinte. Pour lui, c’est impossible qu’il soit le géniteur. Il refuse de penser qu’il pourrait être le père d’un enfant, il exige un test ADN, fait des menaces…. L’équipe décide alors de tenter de canaliser son agressivité en lui proposant de venir discuter avec la réfèrente « pères » de Porte Ouverte. Ce qu’il accepte, et utilise pour se plaindre de façon agressive de son ex-compagne. Lors de l’accouchement, nous avons appris qu’un mot d’ordre avait été donné à la maternité: ne pas laisser approcher Monsieur du bébé… Il ne donna ensuite pas signe de vie pendant quelque temps, puis, quelques semaines après la naissance, il se présenta à nouveau à la Porte Ouverte. Nous sommes alors très émus de partager un grand moment d’émotion avec lui, lorsqu’il voit son fils: ce bébé lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Son cœur si dur fond. Comment continuer à croire qu’il n’est pas le père? Il le prend dans les bras, lui tellement grand et fort. Il regarde son fils et semble déjà très fier de lui. C’est comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Pourtant, il va continuer à exiger un test de paternité. Dans ses mots, il continue à nier, à ne pas vouloir reconnaître sa paternité mais les émotions nous montrent autre chose. Il est bouleversé. On fera une photo de cette rencontre père-fils.
Cet homme continuera à venir voir régulièrement son fils. Nous continuons à parler avec lui et à l’écouter. Au départ de la mère et de l'enfant, des mesures légales seront prises concernant les visites. Le père se battra pour que son fils puisse venir chez lui. Maintenant, il passe de temps en temps nous dire bonjour avec lui pour le montrer et donner des nouvelles, aussi pour se plaindre, réclamer…
Nous n'avons certes pas tout compris du fonctionnement psychologique de ce père, ni de l'origine de son ambivalence par rapport à sa paternité (… s'engager dans le lien paternel, en poursuivant sa demande d'un test de paternité…).
Nous estimons en effet que notre rôle n'est pas psychothérapeutique, nous n'avons pas questionné plus avant. Par contre, ce qui semble avoir été essentiel, c'est d'avoir pu surmonter préjugés et craintes par rapport à l'image de violence qui s'était créée par rapport à cet homme. Très rapidement, lors de ce coup de sonnette annonçant "le retour du père", les membres de l'équipe ont pu le recevoir avec une neutralité, prudente certes, mais suffisamment bienveillante pour que cet homme se sente "accueilli" d'abord, accepté ensuite.
Pour cela, il faut que les membres de l'équipe, interpellés soudainement dans une telle situation, sentent le "soutien symbolique" d'un projet institutionnel qui vise, même dans un contexte de violence conjugale, à laisser une place au père.
Dernièrement, nous recevions de temps en temps un papa pour qui la séparation conjugale est insupportable. Il répète qu’il ne comprend pas pourquoi sa femme est partie. Il est le père de deux enfants. Discuter en profondeur avec lui est impossible. Tout est fort chaotique. Il ne supporte pas la solitude. Il harcèle son ex-femme et respecte difficilement les accords. La maman est à bout. Le papa a actuellement l'hébergement de ses enfants certains jours. Le seul travail possible avec lui, c’est de le contenir un minimum, l’écouter, l’apaiser et alors enfin proposer de petits accords pour que les visites de ses enfants se passent le moins mal possible et que la maman puisse un peu souffler. Cet homme respecte alors peu à peu notre structure et les intervenants. Il a un grand besoin d’être écouté, entendu, aidé dans les limites à mettre à ses enfants.
Madame n’est plus à La Porte Ouverte, mais nous nous sommes rencontrés dernièrement avec les deux parents pour reparler des visites, et fixer par écrit un accord entre eux, en attendant de revoir le juge. Cet homme est d’accord d’être soutenu mais pas par un service extérieur inconnu. Tout se passe dans la relation ici et maintenant.
Le travail est donc très basique, il se fait dans l’instant présent, avec du feeling et de la patience, sans grande ambition.
Ici, la porte a été ouverte, mais dans un cadre (sou)tenu par l'équipe, avec un membre de l'équipe délégué pour cette fonction. Cela a permis à un père, chez qui se mêlaient souffrance et violence psychologique, d’être écouté d'abord, un tant soit peu canalisé ensuite.
De temps en temps, nous sommes confrontés à des situations où c’est nous qui devons faire appel au père car la mère est dans l’impossibilité d’assumer son enfant pour des raisons médicales ou psychologiques. Le père avec notre soutien reprend alors des responsabilités qu’il avait parfois négligées pour toutes sortes de raisons.
Nous sommes souvent amenés à soutenir les pères dans les limites à poser aux enfants. Nous les y aidons en fixant nous-mêmes un cadre dans le travail. Nous faisons bien entendu toujours référence à la loi, concernant les décisions qui ont été prises par exemple, par le juge.
Pour terminer, j’insisterai sur l’importance de travailler dans une équipe où l’on peut se parler, se confronter, explorer, chercher,… Cela permet de se ressourcer face à toutes les difficultés rencontrées.
En conclusion
Toutes les situations sont très différentes, mais nous pensons que le plus important dans toutes ces rencontres, c’est que le fait même que l’équipe d'accorde une place au père des enfants, qu’il compte pour nous, qu’on en parle, qu’il existe et qu’il soit ainsi reconnu. C'est cela qui permet et favorise la reconnaissance de la place du père par rapport à ses enfants, malgré les résistances des mamans. Les enfants sentent ainsi qu’ils peuvent avoir accès à leur père, que nous les soutenons comme enfant, dans leur lien à l'un et l'autre de leurs deux parents.