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Psychiatre infanto-juvénile et psychothérapeute.

Allégations d’abus sexuels et séparation parentale

Philippe Kinoo, avec Nathalie Dandoy et Damien Vandermeersch: "Allégations d'abus sexuels et séparations parentales", Collection Perspectives Criminologiques, Editions De Boeck, Louvain-la-Neuve, 2003

I. Introduction


Dans notre centre (Service de Santé mentale où une équipe s’occupe essentiellement d’expertises civiles dans des situations de séparation ou de divorce) depuis 2 – 3 ans,  nous nous sommes trouvés confrontés – comme beaucoup d’autres collègues - à une augmentation spectaculaire de demandes d’expertises où un élément de la problématique était une allégation d’abus ou d’attouchement sexuel.

Devant ces situations, nos interrogations tournaient autour de
-     « quoi faire » et « comment  faire » dans ces expertises d’un type particulier ?
-   quel est le rôle d’un « expert civil » devant des allégations où l’objectivation,            la réalité ou non des faits allégués est un élément capital ?
-   que fait le « psychothérapeutique » pour traiter ces situations dans le contexte               spécifique d’une séparation ?




Une partie de ces réflexions, basées sur notre pratique, sont synthétisées dans le texte qui suit.  Nous avons intégré également des éléments d’analyse plus sociologique sur le sujet.

Concernant, précisément, les aspects sociologiques, il est indéniable que ce qui en Belgique est appelé « l’affaire Dutroux », ou « les évènements de l’été 96 », a provoqué une augmentation de la proportion de ces allégations.  Pendant près d’un an, ces demandes ont en effet quasi triplé dans notre centre.  Néanmoins, déjà depuis quelques années, cette proportion augmentait régulièrement.  Actuellement, après le pic « 96-97 », on semble revenu sur la ligne de croissance régulière de ces allégations.  Une estimation grossière donne les chiffres suivants :
De 90 à 96, on est passé progressivement de 5 à 25 % de demandes d’expertises où l’allégation d’abus était plus ou moins présente.  En 97, cette proportion est passée brutalement à 75 %, pour retomber actuellement à près de 50%.

On le voit donc, ces « évènements de 96 » n’ont fait que renforcer temporairement une tendance déjà existante.  C’est cette tendance que nous tenterons d’analyser.



II.  Pourquoi cette augmentation d’expertises concernant ces problématiques ?


1. L’augmentation des divorces et des séparations.


L’augmentation des demandes expertises est, bien sûr, liée à l’augmentation des séparations.  Néanmoins, il s’agit là non seulement d’un simple élément arithmétique, mais aussi d’un élément  révélateur de ce qu’on a appelé la désinstitutionnalisation   de la famille.


La famille ne tient plus comme institution sociale.  Le mariage est actuellement moins une affaire publique, il s’agit plutôt d’un contrat entre individus : cela devient une affaire privée.  Ceci ne renvoie pas simplement à la forme du mariage ou de la cohabitation, mais à la substance même de la chose.

Un exemple frappant à ce sujet, j’y reviendrai, c’est qu’on met de plus en plus fin au  contrat de mariage par consentement mutuel, et non plus pour faute par rapport aux règles d’une institution.  On verra que ce n’est peut-être pas sans rapport avec notre sujet, où, par l’allégation d’abus, il s’agit bien du retour de la faute, non pas dans le lien conjugal, mais dans le lien de filiation.
L’allégation d’inceste, c’est le retour de la faute dans la famille.


2. La dédramatisation des demandes d’expertises dans des contentieux de      séparation parentale.

En Belgique, les publications concernant l’expertise citent souvent un attendu d’un jugement de décembre 83, où un tribunal estimait inopportun de demander une expertise médico-psychologique, car ce serait traumatisant pour l’enfant, « une véritable atteinte à l’intégrité physique et morale d’un mineur » (2).  Il me semble qu’on en n’est plus là et que la plupart des Cours et Tribunaux ont une idée plus positive de l’impact d’une expertise sur un enfant.  
Le danger actuel serait plutôt que le judiciaire délègue aux psys dans le sujet qui nous occupe, la fonction  d’instruction.  


    3. La confusion du monde judiciaire face à la notion d’intérêt de l’enfant.

Autre réflexion sur ces demandes d’expertises, c’est que le monde judiciaire est perplexe dans ces situations de séparation, et a du mal à percevoir à quoi juger.  Qu’est-ce que l’intérêt de l’enfant ? En fonction de quoi en décider ?  La question est complexe.
En effet, le monde judiciaire est mal équipé pour apprécier le développement d’un enfant, ses besoins, ses éventuelles difficultés et/ou relationnelles.  C’est pourquoi le code judiciaire prévoit la possibilité d’ordonner des expertises médico-psychologiques.  Cependant, si les « psys » peuvent donner leur éclairage sur ces questions, ils n’en sont pas pourtant autant détenteurs, ni du pouvoir de fixer les normes, ni du pouvoir de décider.
Il serait dangereux que le judiciaire, en panne de juridique, délègue aux psys la fonction normative et/ou décisionnelle.
Nous sommes ici à la frontière de notre sujet psycho-juridique et passé quasi dans le seul champ judiciaire.  Ce que nous voulons relever, c’est que les tribunaux sont saisis – en droit familial très certainement – de plus en plus de situations où le seul code judiciaire (la loi) n’est pas suffisant pour juger.  Certes, la capacité d’être interprète de la loi, fut toujours inclue le rôle du juge.  Néanmoins, les références juridiques (le code) sur lesquelles se repose le juge sont, dans certains domaines, de plus en plus ténues, ce qui amène les juges à devoir faire peu à peu leur propre jurisprudence.  C’est ce que Jacques Commaille, dans l’ouvrage déjà cité (1) a appelé la délégation du juridique (ce qui est inscrit dans le code de lois) au judiciaire (l’interprétation que doivent  faire les juges).  


C’est à ce moment qu’apparaît le danger que le juge délègue à son tour cette fonction au psy.  Nous avons connu des situations où la mission d’expertise ne demandait pas d’éclairer le tribunal, mais « de dire à quel parent la garde des enfants devait être attribuée ».


          4. Un autre facteur plus qualitatif est bien évidemment l’augmentation de la        crédibilité des dires d’un enfant concernant l’allégation d’abus ou d’attouchement. Cependant, concernant cette évolution, il y a eu un mouvement « de balancier » des convictions à ce propos :


Stade  1 : ? années 70-80 : il s’agit de fantasmes oedipiens.
Stade  2 : ? jusqu’il y a peu : l’enfant dit vrai, sauf dans les situations de divorce et de        séparation.                             
Stade  3 :  notre sujet : ce n’est pas si simple.



          5. Ce n’est  pas si simple,  car il faut pouvoir reconnaître que la situation de l’enfant avec un parent seul, favorise les conditions, et donc, renforce la possibilité, de relations incestueuses de 2 types.

            
a) L’inceste  affectif ou psychologique, inceste principalement mère-enfant, qui fut           vite  repéré par les psychologues (et les juristes), et qui fut à l’origine de la position « stade 2 » dont je parlais : l’allégation d’abus sexuel est l’arme fatale utilisée par une mère séparée du père pour éliminer légalement le père de la vie de l’enfant.
     Divorcer, c’est la légalisation de la rupture du lien juridique du mariage.  
     Le lien de filiation, lui, est indissoluble, mais on voit que l’effet de cette allégation               permet d’aller très loin vers l’élimination légale (et donc aussi dans sa portée   symbolique) du père de l’enfant.  Je rappelle que c’est cela l’inceste « psychologique »  du mythe d’Œdipe dont on parle depuis Freud : l’inceste, c’est entre Œdipe et Jocaste,  entre une mère et son enfant, enfant qui a tué son père Laïos.
     L’inceste mère-enfant passe donc par l’élimination du père.   Nous y sommes en              plein.

b) Mais, deuxième constatation, sur laquelle il me semble que les psy se sont       aveuglés, c’est que la séparation favorise aussi les conditions, sinon d’abus sexuel (que je propose ici d’appeler  l’inceste pénal), du moins d’attitudes sexuelles inadéquates entre le père et l’enfant.  
     C’est un peu comme si les psy avaient été obnubilés par le premier type d’inceste,    au point de ne pas voir qu’un père, seul avec l’enfant, père sans modèle social de « nouveau paternage », séparé de sa partenaire de vie, et partenaire sexuelle, se retrouvait dans une promiscuité avec son enfant, promiscuité sans précédant dans l’histoire de notre civilisation judéo-chrétienne !

     Dans cette promiscuité, pour peu qu’il y ait des éléments favorisant dans la      personnalité du père et/ou dans le contexte de séparation conjugale, des attitudes sexuelles inadéquates deviennent bien plus possibles que dans une vie familiale où les parents vivent et couchent ensemble.



     Cet aspect est renforcé par l’évolution du rôle des pères auprès des enfants, rôle pour lequel ils n’ont pas ou peu de modèle social de références.  Si les mères peuvent s’identifier à leurs propres mères (en faisant comme elles, ou en faisant le contraire, ce qui, psychologiquement, revient au même quant au fait qu’on se situe par rapport à un modèle d’identification), les pères doivent être autres que leurs propres pères, dans le rôle qu’ils occupent par rapport à leurs enfants.


     Bref, le divorce et la séparation sont des situations de famille où le risque d’inceste    affectif de la mère et où le risque d’inceste pénal (d’abus et d’attouchements) du père est augmenté.
     Dans quelle proportion ?  Ceci est une autre question…


     Entre les deux risques, les intervenants médico-psychosociaux ont balancés et balancent encore.
     Actuellement,  en  Belgique  du moins, le mouvement de dépistage de la maltraitance , de prévention des abus sexuels entraîne la société (parents et professionnels) vers le signalement et la dénonciation des (possibles) incestes pénaux – père/enfants -, nous aveuglant à nouveau sur les enjeux réellement présents pour l’enfant dans ces situations chaque fois particulières, nous entraînant dans des erreurs éthiques et déontologiques.

En tout cas, un malentendu s’installe bien souvent.  Pour beaucoup, professionnels y compris, prévenir, dans ces situations, ce serait prévenir l’autorité – judiciaire -.  La règle de la prévention devient la dénonciation au judiciaire, trop souvent au mépris des règles déontologiques de base de nécessité d’aide et de confidentialité.  



III.  Difficulté de l’expertise civile


L’estompement des normes et des références dont je viens de parler à propos des pères, l’estompement des références pour les juristes et pour les intervenants médico-psychosociaux poussés à signaler plus qu’à intervenir, cet estompement se pose aussi à l’expert psy, habitué au travail dans les procédures civiles.

En effet, son champ de compétences s’étend au domaine affectif, c’est à dire aux émotions et au vécu d’une personne – adulte ou enfant -, aux relations dans la famille, à la manière dont ces relations sont vécues.  Il écoute les désirs et les craintes de chacun, la tristesse et l’agressivité voire même – ce qui est parfois plus déroutant – la haine.  Je reviendrai plus loin sur l’impact de ce sentiment dans notre problématique.
Donc, si l’expert civil avait développé ses compétences dans l’émotionnel et l’affectif, et s’il pouvait donc « repérer » l’inceste affectif, il en va tout autrement de l’allégation d’abus ou d’attouchement sexuel.  Il s’agit en effet ici d’apprécier l’existence ou non d’un acte précis, acte « qualifié de crime ou de délit ».  Or ceci est une tâche de la justice pénale et non de la justice civile.  La justice civile règle des contentieux entre deux sujets « à égalité » de droits, à égalité de responsabilité.  Dans les situations qui nous occupent, il s’agit des  2 parents, également responsable, par rapport à un enfant.  Je ne m’étendrai pas là-dessus, mais c’est en fonction de cette responsabilité également partagée entre parents, que je crois possible pour un psy de rester psy   dans une expertise, sans devenir juge ou policier. (5)

Par contre la justice pénale doit viser l’objectivation de certains faits.  Lors d’une allégation d’abus sexuel, l’expert psy, désigné dans la procédure pénale, doit se prononcer sur la crédibilité du récit d’allégation.  Tâche toute différente de l’expert civil qui ne recherche pas l’objectivation de faits, mais qui cherche à comprendre différentes subjectivités, (c’est à dire de comprendre les différentes manières personnelles, donc subjectives, de voir de mêmes choses).

Et cette complexité, en partie irréductible, se retrouve bien dans le champ judiciaire aussi, où ces situations sont parfois comme des billes d’un flipper infernal, rebondissant entre procédures pénales, civiles, et protectionnelles, entre expertises civiles, expertises pénales et examens médico-psychologiques, sans compter les éventuelles thérapies et autres interventions dites d’Aide à la Jeunesse.


IV. Que faire dans ces situations ?


La réponse à cette question dépasse bien évidemment le cadre de cet article.  
De façon plus générale, le livre d’Emmanuel de Bekker et Jean-Yves Hayez, « L’enfant victime d’abus sexuel et sa famille : évaluation et traitement » (6) , propose des conduites à tenir dans ces situations.  Je tiens relever que leurs propositions, concrètes et réalistes, nécessitent une grande énergie des intervenants.
Quant à moi, je me bornerai modestement à poser quelques repères et réflexions par rapport à ce « que faire ? »

1.    Le rôle de l’intervenant « confident ».

Ce qui met l’intervenant médico-psycho-social en difficulté, c’est qu’il est coincé, dans toute situation de maltraitance d’enfant, entre le secret professionnel et l’obligation de signaler.  En effet, si les repères déontologiques de base concernant la maltraitance extra familiale sont clairs à ce sujet (même si malheureusement pas connus de tous), on sait que c’est plus délicat pour l’abus ou la maltraitance intra-familiale.














Que dit la loi concernant les exceptions au secret professionnel ?  

Le principe général d’obligation de se taire connaît des exceptions légales :  

?    pour un patient-victime majeur, il y a « droit de parler » (pas obligation),
?    pour une victime mineure, il y a obligation déontologique à informer l’autorité.  L’autorité,  c’est, en premier lieu pour un mineur, ses parents ; si cette « autorité » ne collabore pas au traitement, l’intervenant médico-psycho-social doit avertir l’autorité judiciaire.



Or, sauf exception, l’autorité parentale reste conjointe après divorce ou séparation…

Bien sûr, la réponse n’est pas simple : ce n’est pas évident de contacter un père abuseur ou supposé abuseur.  Néanmoins, je voudrais souligner ici un élément de pratique générale qui renforce encore cette difficulté : trop de médecins, de psychiatres, de psychothérapeutes, négligent d’impliquer, en pratique générale, les deux parents, séparés, concernant une difficulté présentée par l’enfant.
Et, bien évidemment, il faut d’autant plus viser à impliquer le deuxième parent, que la  problématique de l’enfant paraît liée à une problématique familiale de séparation.
Personnellement, je ne vois jamais un enfant de parents séparés en consultation avant d’avoir invité les deux parents, séparément le plus souvent, en veillant en outre à contacter moi-même le parent qui n’est pas demandeur en premier.  Le résultat est de plus de 80% d’implication des 2 parents.

Je crois qu’il y a là un premier élément de « prévention » capital.  Hormis des cas urgents et graves, où il faut une intervention rapide de l’autorité judiciaire, il est nécessaire de veiller à ce que les deux parents soient impliqués par l’intervenant médico-psycho-social.

La déontologie médicale belge a, fin 96, fait des précisions importantes et pertinentes à ce sujet, concernant l’obligation d’informer le parent absent, surtout si le médecin apprend, « de manière directe ou indirecte, que l’autre parent a un point de vue différent sur la prise en charge de la santé de l’enfant ». (7)

Et ici à nouveau, le climat actuel de suspicion et de délation pousse le professionnel à négliger cet aspect et à «signaler », sans impliquer les deux parents dans le traitement.













2.    L’illusion de la solution judiciaire.

Il est important que le psy ne surestime pas les possibilités de la justice de faire « toute la vérité » dans ces situations.  Ni que le psy imagine que, la vérité judiciaire ayant été trouvée, cela résout le problème de l’enfant.

Je prendrai trois illustrations pour éclairer ce propos :

a)    Que ce soient des études canadiennes ou américaines (8), ou plus près de Bruxelles, une analyse d’expertises pénales (9) concernant des allégations d’abus sexuels, on trouve une certitude (positive ou négative) trois fois sur dix et une « probabilité ou haute probabilité » de véracité dans près de 4 situations sur dix.  Il reste donc trois autres situations de doute complet.  Ceci dit, je n’ai pas trouvé dans ces enquêtes d’indications sur les situations plus spécifiques de séparations.  Il ne serait pas étonnant que la proposition de doute y soit encore plus élevée.  Ceci montre donc que l’investigation judiciaire n’aboutit pas nécessairement, loin s’en faut, à faire la clarté sur les faits, qu’ils aient été commis ou non.


b)    La logique judiciaire, au pénal tout au moins, est différente de la logique médico-psycho-sociale.  En effet, si, dans le monde médico-psychologique, nous travaillons essentiellement avec ce que les gens nous disent, dans le monde judiciaire pénal, on travaille avec la logique de la preuve.
Si, faute de preuve, le doute subsiste, celui-ci bénéficie à l’accusé.  Cela explique     aussi, à l’intérieur du monde judiciaire, certaines divergences.  Ainsi, on l’a vu, en justice pénale, le doute bénéficie à l’accusé, et, si l’allégation n’est pas prouvée, l’accusé est innocenté.  Par contre, en droit familial (droit protectionnel, décision d’hébergement), le doute entraînera bien souvent des mesures de protection de l’enfant.  Dans ce cas, on peut dire que le doute bénéficie à l’enfant, ou, plus exactement, que le doute entraîne des mesures « de protection » de l’enfant.  On voit donc les confusions possibles liées à ces logiques différentes, y compris à l’intérieur du monde judiciaire.
Autre exemple du bénéfice du doute en faveur de l’accusé, c’est que certains juges d’instruction préfèrent clôturer leur instruction par un non-lieu (ce qui entraîne qu’il n’y aura même pas de procès), faute de preuves suffisantes, même si leur conviction atteint 90%…  En effet, les 10% de doute peuvent être suffisants pour que le tribunal, lors du jugement, doive innocenter l’accusé.

c)    Enfin, autre limite, les tribunaux civils encore plus que les tribunaux pénaux, sont encombrés par le nombre d’affaires à traiter.  De plus,il y a un manque de moyens du juge civil pour investiguer ces situations complexes et délicates.


Ces limites-là du judiciaire, les psy les ignorent trop, ou veulent les ignorer.  Ils glissent alors dangereusement la responsabilité du traitement de la situation vers un traitement judiciaire, plutôt que de poursuivre le traitement médico-psychologique, espérant, souvent à tort, que le « traitement judiciaire » débouche nécessairement sur « mettre de la Loi ».







3.    Le retour de la haine et du conflit.

Le dernier point que je souhaite développer, c’est en référence à ce que certains, comme Marcel Gauchet (10), appellent l’apaisement caractéristique de la période où nous vivons.  Que ce soit sur la scène politique des démocraties, ou dans les rapports humains y compris familiaux, on assiste à une importante réduction des tensions, tensions dont la fin des années 60 serait le dernier sursaut.

Le « modèle » de relation actuel serait moins dans un modèle de déchirement ou d’antagonisme (lutte des classes, conflit des générations, guerre des sexes), qu’un modèle de compromis, de partage de responsabilité.

Vrai, ou impression trompeuse ?   Ce n’est pas le lieu pour ce débat, mais cela me semble pertinent pour le domaine du divorce.  Non pas qu’il n’y aurait plus de divorces conflictuels, mais le « bon modèle » du divorce n’est plus actuellement le divorce qu’on « gagne contre » l’autre. C’est bien plutôt un divorce négocié, à torts ou à responsabilités partagés, un divorce par consentement mutuel, après une médiation…


Auparavant, l’épouse gagnait le divorce et les enfants, et le bon modèle pour l’intérêt des enfants était : « un lien fort avec le parent gardien » (le Livre d’Anna Freud, Joseph Goldstein et Albert Solnit « Dans l’Intérêt de l’enfant » publié en 1973 est un témoignage des convictions de cette époque). (11)

Mais, ce « bon modèle » actuel du consentement mutuel, des torts partagés, ainsi que  de l’équilibre relationnel de l’enfant avec ses deux parents, peut être un piège pour l’intervenant, s’il fait l’impasse sur la haine qui persiste parfois, de façon manifeste ou latente, dans des séparations ou des divorces.


Dans ces conditions, une suspicion, même minime fonctionne comme un coup de mistral sur des braises d’un incendie de forêt finissant : cela ravive les flammes du reproche et de la haine, cela relance le feu dévastateur qu’on croyait, trop tôt, éteint.

Je suis persuadé qu’il s’agit là d’une autre difficulté pour le psy.  Il est préparé à travailler avec la souffrance, la tristesse, la folie,…  mais il est peu préparé à affronter la haine, et peu outillé pour la travailler.

« Il ne l’a peut-être pas fait, mais il en est capable », précisait une mère après une allégation d’abus.

C’est cette haine qui déclenche la majorité de ces « situations de doute », où un fait, plus ou moins anodin, est d’emblée perçu, déformé et amplifié par cette haine latente.

Et on s’y perd, entre la dénonciation d’une mère inquiète et haineuse, la dénégation d’un père non pas pervers, mais gêné ou honteux, et la souffrance d’un enfant coincé, victimisé dans l’un et l’autre cas.








V.  Conclusion


En conclusion, je voudrais simplement pointer quelques attentes.


1.    Que des réflexions et des échanges puissent exister entre professionnels médico-psychologiques et le monde juridique pour aider à  l’appréciation la plus juste de ces situations où nous retrouvons à la fois l’inceste - pénal et affectif - ainsi que le meurtre : éliminer le père de l’enfant.  Le meurtre et l’inceste, les 2 tabous de l’humanité.

2.    Que les pressions « sécuritaires » de dénonciation obligatoire ne nous fassent pas dériver vers des signalements sans tenir compte de l’obligation de traitement médico-psychologique de ces situations.

3.    Que le climat de suspicion actuel envers la possibilité d’abus sexuel sur les enfants ne nous fasse pas diaboliser tout geste de tendresse physique, ou toute manifestation de la sexualité des enfants.

4.    Que monde psy et monde judiciaire fonctionnent de façon complémentaire, c’est à dire, dans ce cas, conscients que l’intervention judiciaire n’est que supplétive et non obligatoirement corrélative d’une intervention thérapeutique.



Pour terminer, voici un passage extrait des « Trois monothéismes », de Daniel SIBONY. (12)

« Respecter le père indigne, c’est donner du poids au père qu’il n’a pas été ou qu’il n’a pas pu être (…).  Ne pas être vis-à-vis de lui en état de vengeance (…).  Et si le père fut incestueux ?  Alors le respecter comme père, c’est l’écarter comme violeur.  A la limite, il faut le respecter comme père pour inscrire avec lui, malgré lui, l’interdit de l’inceste ».

Bibliographie




(1)    Commaille J. (1982) Familles sans justice ?  Ed. du Centurion, Paris.

(2)    Civil, Mons, référés, 14 déc. 83.  Cité dans Rev. Trim.  de Droit Fam., Louvain-la-Neuve, 1984, p.184

(3)    Kinoo Ph. (1997) Séparation et suspicion d’abus sexuels : responsabilités du juge, responsabilité du psy.  Divorce, 97/10, pp 144-148.  Ed. Kluwer, Diegem (Belg.)

(4)    La Maltraitance, Journal du Droit des Jeunes, n°180, janvier 1999, Liège.

(5)    Kinoo Ph. (1998) Expertise en Droit Familial : fonction de l’expert, éthique du psy.
   Thérapie Familiale, Genève,  XIX, 4, p 341 et sq.

(6)    de Bekker E. et Hayez J.Y. (1997) L’enfant victime d’abus sexuels et sa famille : évaluation et traitement.   Paris, PUF

(7)    Le médecin et les enfants de parents non-cohabitants au regard des modifications de la législation en la matière.  Bulletin du Conseil National de l’Ordre des Médecins, juin 1997, vol VI, n°76, pp 21 à 23.

(8)    Van Gijseghem H. (1992).  L’enfant mis à nu, Ed. du Méridien, Montréal.

(9)    Leurquin Françoise. A paraître.

(10)    Gauchet M. Essai de psychologie contemporaine : I. Le nouvel âge de la       personnalité.  Le Débat, 1998, n°100, p.189 et sq., Gallimard, Paris.

(11)    Joseph Goldstein, Anna Freud, Albert Solnit.  (1978)   Dans l’intérêt de l’enfant ?  Paris, ESF, (Edition originale en anglais Beyond the best interests of the child, N.Y., The Free Press, 1973).

(12)     Sibony D. (1992)  Les trois monothéismes, Ed. du Seuil, Paris.